Grands nombres... mais pas trop

 

 

 

"Petits" grands entiers.



Introduction
1. Entiers immédiatement perceptibles.
2. Ordres de grandeur des notations scientifiques
       Premier exemple : grandes fortunes.
       Deuxième exemple : le problème des grains de blé sur l'échiquier.
       Troisième exemple : compter les atomes.
       Quatrième exemple : distances astronomiques.
3. Qu'est-ce, concrètement, qu'un googol ?
       Premier exemple : l'hirondelle et la montagne d'or.
       Deuxième exemple : mort des étoiles et évaporation des trous noirs.
4. Peut-on concevoir un googolplex ?
       Premier exemple : combien y a-t-il de parties d'échecs possibles ?
       Deuxième exemple : les singes dactylographes
       Troisième exemple : la bibliothèque de Babel
       Quatrième exemple : les mondes possibles
       En guise de conclusion : les nombres inaccessibles



Introduction

Ce texte m'a été inspiré par des réflexions sur les grands entiers qu'on peut trouver sur la page que David Madore consacre à l'infini, et aussi, de façon plus détaillée, sur celle de Eric Pétrequin. Comme on le verra en consultant ces pages, les mathématiciens ont élaboré des systèmes de notations permettant d'écrire (et même parfois de manipuler) des entiers extrêmement grands, les plus connues étant la notation an, qui se lit a puissance n, et qui représente le produit axax...xa de n copies de a, et la notation n! (qui se lit factorielle n), représentant le produit 1x2x...xn des entiers de 1 à n, mais cela ne suffit pas toujours, et par exemple, 1010...10, où les pointillés représentent une tour de 10 étages, est noté par Knuth 10 Î Î 10 ; des nombres beaucoup plus grands encore, tel le nombre de Graham, sont représentés (ou du moins encadrés) aisément par la notation des flèches de Conway. Or nous verrons dans cet article que le nombre 1010100 (un googolplex), qui est bien plus petit que 10 Î Î 4, est une borne supérieure raisonnable à tout ce qu'on peut imaginer (le nombre des choses possibles). Le très bon site de Robert Munafo (hélas en anglais) fait une synthèse complète de toutes ces questions et de nombreuses autres apparentées... mais pas de celles présentées ici

1. Entiers immédiatement perceptibles.

Dans les articles cités plus haut (et, semble-t-il, à la suite de remarques faites d'abord par Douglas Hofstadter), on est amené à faire une différence entre les très petits entiers (de 1 à 10, mettons), et les petits entiers (de 10 à 100), parce que l'on perçoit immédiatement qu'il y a 5 pommes sur une table, mais pas 37 œufs, par exemple. Mais en fait, outre que cela dépend un peu des observateurs (certains calculateurs prodiges ont, semble-t-il, une perception immédiate d'assez grands nombres), cela dépend aussi des groupements : tout le monde perçoit 36 œufs s'ils sont rangés dans des boites de 12... En revanche, aller bien au-delà de 1000 semble impossible à la plupart des gens, et beaucoup de cultures ont borné à 10.000 les entiers qu'elles pouvaient nommer. Les ordres de grandeur dans cette zone restent facile, en revanche, à estimer avec un peu d'entraînement... que peu de gens se donnent la peine d'acquérir : combien y-a-t-il d'allumettes dans une grosse boîte : 100, 1000, 10000? Par contre, les ordres de grandeur de nombres au delà de cette limite (le nombre de cheveux sur votre tête, mettons, ou de brins d'herbes dans une prairie) sont hors de portée de la perception immédiate : il y en a respectivement de l'ordre de cent mille (105) et de cent millions (108), mais même le premier nombre est déjà un peu "trop grand" pour être deviné, et il faut se livrer à un certain calcul pour le trouver.

2. Ordres de grandeur des notations scientifiques.

Pour les mêmes raisons, il est difficile d'estimer d'un coup d'œil la taille d'un nombre comme N=6789865754653768 (sauf peut-être en adoptant des conventions spéciales d'écriture, comme le fait Knuth, qui écrit N= 6 789 : 865 754 . 653 768); le fait de nommer un tel nombre présente d'ailleurs aussi quelques difficultés, qui se voient bien en français dans les incertitudes qui ont longtemps régné pour savoir si un billion était un 1 suivi de 9 ou de 12 zéros, par exemple. Normalisée vers 1950 (voire 1975), cette épineuse question est désormais réglée, et un sextillion est donc à présent (un million)6, c'est-à-dire un 1 suivi de 36 zéros. La notation scientifique (qui, rappelons-le, note N = 6,78...1015, ce qu'on peut voir comme un code qui dit qu'il faut prendre le nombre 6.78.. et déplacer la virgule de 15 rangs vers la droite) permet immédiatement d'en estimer l'ordre de grandeur (par exemple, s'il s'agit d'une population (de bactéries, mettons), elle est 106 = un million de fois plus nombreuse que la population humaine, avec ses quelques 6,5 109 individus). Une variante de cette notation est l'utilisation des préfixes du système SI (qu'on trouvera rappelés ici) : un Yottamètre, c'est 1024 mètres, c'est à dire (environ) 100 millions d'années-lumière. Mais, pour l'utilisateur non scientifique, l'inconvénient de toutes ces représentations, c'est qu'elles masquent la véritable taille des grands nombres, les faisant paraître tous "très grands", mais sans plus de précisions. Nous allons voir quelques trucs pour retrouver l'intuition de leur taille ; il n'est pas mauvais non plus de consulter un site sur les "puissances de dix" tel que celui de Molecular Expressions ou celui de Bruce Bryson pour obtenir une description visuelle parlante des ordres de grandeurs des dimensions dans l'Univers. Enfin, on trouvera (en anglais) sur le site de David Madore quelques autres estimations analogues.

Premier exemple : grandes fortunes.

Les nombres en jeu ici ne sont pas encore très grands, mais le manque d'habitude fait qu'on les estime souvent très mal. Une anecdote à ce sujet pour commencer : l'ancien patron de la PJ de Marseille expliquait un jour à des journalistes de TF1 que le budget de la drogue était de 1015 dollars par an (un 1 suivi de 15 zéros, précisa-t-il bien). Les journalistes semblèrent trouver ça gros, mais plausible. Qu'en pensez-vous? Un truc simple pour ce genre de choses : diviser par la population concernée (sans doute pas plus d'un drogué sur cent personnes, en comptant large, mais supposons même un milliard de toxicomanes ; ils devraient donc avoir un budget d'un million de dollars par an à consacrer à leur vice...)

Il est utile, dans ce contexte, d'avoir une idée des valeurs usuelles de certaines choses : objets de luxe ou de haute technologie, grandes fortunes, PNB. Ainsi, savoir combien coûte un hôpital, un avion de chasse, un très gros diamant, ou connaître la fortune de Bill Gates, le PNB de la Belgique, ou celui des États-Unis, devrait faire partie de la culture générale de base, mais... (cliquez ici pour quelques réponses)

La méthode de division fait merveille pour comprendre ces chiffres. Ainsi, la fortune du sultan de Brunei (qui fut longtemps l'homme le plus riche du monde) est de 3 1010 euros (trente milliards d'euros, donc) ; cela lui permettrait de donner 10 000 euros à chaque chômeur français. Plus impressionnant encore, peut-être, est de remarquer que s'il a placé toute sa fortune à 5% d'intérêts par an (ce qui n'a rien d'excessif ; c'est d'ailleurs en fait une des sources importantes de revenus de Brunei...), et qu'il touche donc 1,5 milliards d'euros par an d'intérêts, cela veut dire qu'il encaisse 60 euros par seconde, ou plutôt 200 000 euros par heure...

Deuxième exemple : le problème des grains de blé sur l'échiquier.

La légende s'en trouve rappelée ici, par exemple ; un petit calcul simple montre que l'inventeur doit recevoir 264-1 grains de blés, ce qui vaut 18446744073709551615, soit environ 2 1019 grains. Cela semble beaucoup, mais encore ? Deux façons simples de le visualiser : spatialement, estimons le volume de tout ce blé : un grain de blé occupe 20 mm3, on a donc un volume de 4 1020 mm3 = 400 km3 (puisque 1 km = 106 mm), soit un cube de plus de 7 km de côté. Si cette image n'est pas assez parlante, en étalant le blé sur la surface de la France (550000 km2), on obtient une couche de 80 cm de haut, ce qui montre déjà qu'il y en a bien plus que la production mondiale annuelle (de fait, celle-ci n'est actuellement "que" de 0,5 km3 par an). Une autre façon plus frappante encore de réaliser l'énormité de ce nombre est d'imaginer les comptables du roi (une variante de la légende veut qu'il aurait été d'accord à condition que l'inventeur fasse le compte lui-même) en train de vérifier que la récompense est correcte : à 10 grains de blé par seconde, et avec une armée de 100000 comptables, on arrive encore à 2 1013 secondes, soit (il y a 3 107 secondes dans une année) à 700 000 ans pour tout compter au grain près. On peut d'ailleurs aussi remarquer qu'au prix courant du blé, ce tas de blé vaudrait entre 1014 et 1015 euros ; les chiffres du paragraphe précédent permettent de mieux apprécier cette somme...

Troisième exemple : compter les atomes.

En fait, le premier problème de ce genre fut exploré par Archimède, dans l'Arénaire : il s'agissait de compter les grains de sable de toutes les plages (ce qui n'a rien de simple avec les notations déplorables des entiers qu'avaient les Grecs); Archimède dut commencer par inventer sa propre variante de la notation scientifique (qui lui permit d'atteindre des nombres aussi grands que 101017), avant de conclure qu'il y avait au plus 1021 grains de sable fin sur quelques milliers de kilomètres de plages (et moins de 1063 grains dans tout l'univers connu alors, qu'il croit surestimer en prenant un rayon d'une année-lumière ; le lecteur est invité à vérifier ces calculs). Mais le nombre de molécules dans un simple verre d'eau est bien plus grand encore : il y a 6 1023 molécules (c'est le nombre d'Avogadro) dans 18 grammes d'eau, donc environ 1025 molécules dans un verre. Plus question de les compter (il faudrait à toute l'humanité, à raison de 10 molécules par seconde, un temps de 1014 années, soit dix mille fois l'âge de l'Univers), mais on peut les aligner : le fil d'eau ainsi obtenu (ayant quelques angströms d'épaisseur) aura une longueur d'une demi année-lumière, ce qui (comme on le verra dans le prochain exemple) est presque la distance de la Terre aux étoiles proches (il faut 3 litres d'eau pour les atteindre). Il est plus raisonnable d'étaler l'eau sur une surface : en déposant une molécule par millimètre carré, on couvre 1013 kilomètres carrés, soit la surface de 20 000 Terres... (mais si on se contente d'étaler l'eau en couche monomoléculaire, on obtient le résultat plus raisonnable, mais encore surprenant, de 2,5 hectares). Cela dit, tous ces calculs montrent surtout à quel point les atomes sont petits ; dans le même ordre d'idée, un autre calcul surprenant est de déterminer combien de molécules d'oxygène respirées par un homme de l'Antiquité repassent dans nos poumons aujourd'hui. Chaque inspiration (d'un litre) ayant ensuite été brassée dans toute l'atmosphère (1011 kilomètres cubes), elle a donc été diluée par un facteur 1023, ce qui montre que les molécules d'oxygène expirées par Jules César lors de son dernier soupir se retrouvent aujourd'hui partout, à raison d'environ une molécule pour 3 litres d'air...

Quatrième exemple : distances astronomiques.

La distance Terre-Soleil (1.5 108 km) est déjà un peu grande pour être imaginée facilement (en avion volant à la vitesse du son, il faudrait par exemple 14 ans pour la parcourir) . Imaginons sur une plage un ballon d'un mètre de diamètre représentant le soleil (autrement dit, on divise les distances par 109). La Terre est alors une bille (de 1 cm) tournant à 150 mètres du ballon (et, soit dit en passant, tout le système solaire se réduit à peu de matière : un pamplemouse pour Jupiter, à 800 mètres ; une orange pour Saturne, à un kilomètre et demi, quelques billes un peu plus grosses, dont Neptune à 4 kilomètres, et c'est à peu près tout, sauf quelques comètes à plusieurs dizaines de kilomètres). Et l'étoile la plus proche ? C'est un autre ballon, sur une autre plage, à quelques milliers de kilomètres de là... (le calcul correspondant n'est lui-même pas dénué d'intérêt : la lumière allant à 3.108 mètres par secondes, parcourt 1016 mètres en une année : c'est cette distance qu'on appelle une année-lumière, et l'étoile la plus proche, Proxima du Centaure, est à 4 années-lumière de nous). De même, si on réduit à présent la distance entre deux étoiles proches à 1 mm, toute notre galaxie occupe un disque de 12 mètres de rayon (et de 4 mètres d'épaisseur au centre), contenant 100 milliards d'étoiles, quant à la nébuleuse d'Andromède (notre plus proche voisine), elle se trouve à 500 mètres... Et l'univers entier (jusqu'à l'horizon cosmologique, à 1,5 1026 mètres), après cette réduction par un facteur de 4.1019, est encore une sphère de la taille de la Terre...

3. Qu'est-ce, concrètement, qu'un googol ?

On sait peut-être que ce nom bizarre a été donné au nombre 10100 (un 1 suivi de cent zéros) par le jeune neveu d'Edward Kasner, mais que représente-t-il au juste ? Nous allons voir qu'essentiellement, c'est une limite matérielle supérieure : il est à peu près impossible de caser un googol d'objets dans notre univers. D'abord, le volume de l'univers accessible est une boule de rayon 15 milliards d'années-lumière (soit 1,5 1026 mètres), autrement dit un volume de 1079 mètres cubes. Avec la densité généralement estimée de 10-31, on arrive à environ 1078 particules ; si en fait, comme le croyaient certains anciens Grecs, l'univers était rempli d'eau (donc d'à peu près 1030 molécules par mètre cube), on dépasserait "à peine" le googol d'atomes (avec 10109 atomes) ; on remarquera qu'il a fallu remplir un volume "infiniment grand" avec des objets "infiniments petits" pour tout juste y arriver ; de plus, notre univers ne pourrait tout simplement pas supporter une telle densité sans imploser aussitôt...

Dans la durée, on va à présent voir qu'un googol de secondes, c'est vraiment très long, en observant quelques processus physiques très lents.

Premier exemple : l'hirondelle et la montagne d'or.

Cherchant à donner une image de l'éternité, la littérature de colportage avait élaboré l'histoire de l'hirondelle frôlant du bout de son aile, une fois tous les mille ans, la montagne d'or (ou peut-être de diamant). Quand elle sera entièrement usée, la première seconde de l'éternité sera écoulée. On voit aisément que l'hirondelle emporte quelques atomes à chaque fois (ou peut-être quelques milliards, en fait, mais soyons pessimistes). Pour user une vraiment grosse montagne (mettons de la taille de la Terre, soit 1031 grammes, formés de 1023 atomes chacuns), il faudra donc 1057 années, ou encore 1065 secondes ; nous sommes encore bien loin de 10100. Et en fait, si on retire un atome à l'univers chaque année, on le vide en 1086 secondes...

Deuxième exemple : mort des étoiles et évaporation des trous noirs.

Les mécanismes stellaires, tels qu'on les comprend actuellement, ne permettent guère de faire briller une étoile plus de quelques centaines de miliards d'années. Notre Soleil, par exemple, s'éteindra (par refroidissement lent) dans quelques dizaines de milliards d'années, après avoir eu une vie active de dix milliards d'années environ. Ensuite, les planètes continuent à tourner autour de l'étoile devenue naine noire, mais leurs mouvements ne sont pas parfaitement réguliers, et en quelques 1015 années, elles finissent par être éjectées, ou subir des collisions ; les galaxies "s'évaporent" de même en 1018 années. Plus intéressante, parce que plus lente, est l'évolution des trous noirs : ils finissent essentiellement par se stabiliser, rien ou presque n'étant plus assez près pour tomber dedans, et la question de leur évaporation (par radiation Hawkins, une fois que la température ambiante, due essentiellement au rayonnement cosmologique, est tombée assez bas) devient pertinente (il faut quand même dire que supposer que les lois physiques que nous connaissons restent valables sur des durées aussi longues est hautement conjectural ). On montre alors qu'un trou noir de la masse du soleil s'évapore en 1060 ans, et qu'un trou noir galactique de masse égale à 109 masses solaires disparait en 1080 années environ ; on se rapproche là autant qu'il est possible du googol de secondes, mais pour des durées nettement plus longues, il va falloir introduire des idées non physiquement réalisables... (il convient tout de même de dire que certains physiciens pensent que tous les atomes sont radioactifs, sauf le fer, et alors, on calcule qu'il faudrait un temps de l'ordre de 101500 années pour que la conversion en fer (surtout par fusion froide) de toute la matière de l'univers s'achève...)

4. Peut-on concevoir un googolplex ?

Un googolplex, c'est le nombre 1010100, représenté en notation décimale par un 1 suivi d'un googol de zéros (on vient de voir qu'il est impossible de l'écrire ainsi dans notre univers). De même qu'il est à peu près impossible de concevoir une accumulation d'un googol d'objets, la simple possibilité d'un googolplex d'objets distincts est à peu près inimaginable, comme on va le voir (on pourra remarquer aussi au passage que le nombre d'objets imaginables dépasse de beaucoup le nombre d'objets réels, contrairement à la célèbre affirmation de Hamlet...)

Premier exemple : combien y a-t-il de parties d'échecs possibles ?

Une estimation classique du nombre de parties "raisonnables" est qu'une partie typique dure environ 50 échanges (donc cent coups), et qu'il y a à chaque coup une dizaine de possibilités de mouvement plausibles ; on aboutit ainsi dans de nombreux livres à 10120 parties (convenables) distinctes. On peut déjà remarquer que ce nombre, bien petit par rapport à ceux que nous allons rencontrer plus loin, est déjà bien supérieur à un googol, ce qui veut dire qu'il n'y a aucun espoir d'une solution complète des échecs (avant la mort des étoiles) par une méthode d'exploration exhaustive (en examinant tous les coups puis toutes leurs répliques, etc., jusqu'à ce qu'on ait démontré, par exemple, que Blanc peut forcer un mat en 71 coups) à l'aide d'un ordinateur si puissant soit-il, y compris "quantique" (quoi que cela puisse vouloir dire), et utilisant tous les atomes de notre Galaxie à une cadence d'un Yottahertz. Mais combien y-a-t-il de parties légales, si absurdes soient-elles ? Une borne supérieure est facile à obtenir : les règles font que la plus longue partie légale ne peut dépasser 6550 coups (principalement à cause de la règle dite "des 50 coups"), et il n'est guère possible d'avoir plus de 100 mouvements légaux à chaque coup ; on arrive donc à un nombre maximum de 1006550 = 1013100 = 10104 parties légales, nombre énorme par rapport à un googol, mais ridiculement petit face à un googolplex. Même le jeu de go, nettement plus "gros", ne nous en rapprochera guère : des parties de plus de 100000 coups sont difficilement imaginables (mais elles sont néanmoins concevables, grâce aux règles sur les captures) ; on arrive à quelque chose comme 10700 parties plausibles, et 10200000 << 10106 parties légales...

Deuxième exemple : les singes dactylographes

On connait ces singes mythiques tapant sur leurs machines à écrire jusqu'à produire l'œuvre de Shakespeare (sans erreur) ; ils furent, semble-t-il, "inventés" par Émile Borel. Simplifions en ne mettant qu'un seul singe au travail ; combien de temps y passe-t-il? Il y a environ cinq millions de lettres à taper, et chaque essai lui prend donc à peu près six mois. Comme il y a (environ) 60 caractères possibles (en tenant compte des majuscules), il y a donc 605000000 possibilités, dont une seule de bonne ; il a de bonnes chances d'y être arrivé après 10107 années. Pour mieux comprendre à quel point ce nombre est inimaginablement grand, il suffit de le comparer à ceux de la section précédente : quand l'hirondelle a usé la montagne, au bout de 1057 années, le singe n'a même pas eu le temps d'écrire "To be or not to be, that is the question" sans erreur (il lui faut en moyenne 1065 années pour cela). Mais bien que les textes les plus simples prennent un temps démesuré (on parle d'explosion combinatoire), les valeurs ainsi obtenues restent relativement "petites" : de manière générale, on voit que si on a N "lettres" d'un alphabet en contenant A, on a AN = 10cNpossibilités (où c est une petite constante, valant log(A)), donc N ne pouvant atteindre un googol, le googolplex n'est pas accessible ainsi ; c'est ce que va confirmer notre

Troisième exemple : la bibliothèque de Babel

Dans la nouvelle de Borges portant ce titre, cette bibliothèque est soigneusement décrite : c'est un vaste univers de salles hexagonales et d'escaliers ; chaque salle contient quelques centaines de livres de 410 pages, formées de 40 lignes d'environ 80 caractères (parmi 26 possibles), et tous les livres ayant ce format y figurent. Tous : votre biographie véridique dans toutes les langues, des milliers et des milliers de biographies mensongères, les livres perdus de la bibliothèque d'Alexandrie, etc. (et aussi des quantités colossales de suites de lettres sans signification apparente...) Il y a donc, bien sûr, 26440x40x80 = 101800000 livres en tout dans la bibliothèque, qui a donc une taille de 10600000 mètres (ou années-lumières, ou angströms, cela importe peu) dans chaque direction. On voit aisément que malgré l'immensité inconcevable de ce nombre, nous n'avançons guère vers le googolplex, et mettre dans chaque salle de la bibliothèque une encyclopédie en 500 volumes ne nous amènerait, par exemple, qu'à 10109 salles. Pour aller plus loin, il va falloir utiliser des encyclopédies illustrées : si l'on imprime sur chaque page une image en haute définition (mettons 4 millions de pixels, soit 12 millions d'octets), on arrive à présent à 1014 bits d'informations par encyclopédie, donc à un peu plus de 103.1013 salles seulement; et même avec une tecdhnologie plus moderne (des coffrets de 1000 vidéos enregistrées en Blu-ray, par exemple, donc à 50 Go par disque), on n'atteindra guère que 102.1014 salles ...

Quatrième exemple : les mondes possibles

La science-fiction se plait souvent à imaginer des univers parallèles (provenant par exemple de bifurcations dans notre histoire) ; on peut se demander combien de tels univers sont concevables. Intéressons-nous d'abord à la Terre (et plus précisément à ce que nous en verrions si nous allions dans un tel univers parallèle). Une borne supérieure est certainement obtenue en supposant que chacun des quelque 1047atomes d'une couche de 20 km d'épaisseur (1010 km3) peut se trouver à un endroit quelconque de cette couche, animé d'une vitesse quelconque ; avec quelques simplifications, un "endroit" est un volume de (10-10 mètres)3, et on voit qu'il y en a environ 1049 ; quand aux vitesses, elles se situent dans une fourchette de 1015 possibilités. On voit qu'il y en a environ 1047 élevé à la puissance 1062, soit 101064, toujours bien inférieur à un googolplex, mais nous nous rapprochons, et si nous considérons tous les univers possibles, avec les estimations données plus haut sur l'univers, leur nombre s'élève, lui, à 1010150, dépassant enfin notre "limite", mais au prix d'hypothèses peu réalistes (par exemple, ces "univers" sont presque tous chaotiques). Il est inutile de dire que des nombres plus grands encore (comme par exemple 10101000) n'ont, par conséquent, aucune signification physique concevable... La fin de la Bibliothèque de Babel ouvre cependant une piste : le narrateur, conscient du nombre fini de livres de la Bibliothèque, et ne pouvant pourtant imaginer qu'elle vienne à s'arrêter quelque part, croit pouvoir en déduire que si on la parcourait toute entière, les volumes en finiraient par se répéter, et pourquoi pas dans le même ordre, devenu ainsi l'Ordre... Il est facile de voir que le nombre d'ordres possibles est factorielle (101800000) (c'est-à-dire le produit de tous les entiers de 1 à 101800000) et ce nombre vaut environ 10101800000. Au point où nous en sommes, on peut de même construire un jeu analogue aux échecs, ayant pour pièces les particules et pour cases les volumes élémentaires décrits ci-dessus ; un mouvement consisterait à déplacer une pièce d'une case à une autre case quelconque, les répétitions étant interdites. Il y a alors essentiellement un nombre de positions égal au nombre d'univers donné plus haut, et une partie est une permutation de cet ensemble ; il y en a donc au total factorielle(1010150), soit 101010150. Mais peut-on vraiment encore parler là de nombres ayant un sens physique ? .

En guise de conclusion : les nombres inaccessibles

Comme on l'a dit dans l'introduction, il est facile de noter des nombres beaucoup plus grands que ceux qu'on vient de voir. Mais jusqu'où peut-on pousser un système de notation complet ? Il est clair par exemple qu'en notation décimale, on peut aisément écrire n'importe quel nombre inférieur à 10106 (il s'agit de nombres n'ayant qu'un million de chiffres), même s'il est hors de question d'en écrire plus qu'une infime partie, alors qu'écrire un googolplex (avec son googol de zéros) est physiquement impossible. Mais si l'on veut pouvoir représenter tous les nombres de manière distincte, il n'est guère possible de faire beaucoup mieux qu'avec le système décimal : si on représente, par exemple les chiffres par des caractères chinois, on travaille en base 50000, et des nombres d'un milliard de chiffres, il n'y en aura pas plus de 50000109, inférieur à 101010; on voit qu'une fois de plus, un système capable de représenter tous les nombres jusqu'à un googolplex est (de loin) impossible à concevoir. En résumé, il est facile de nommer des nombres vraiment gigantesques, mais d'autres nombres, relativement petits, resteront à jamais ineffables (soit dit en passant, Borel s'est intéressé, dans un petit livre passionnant, à ces autres nombres plus grands que tous ceux qu'on peut nommer, donc plus grands que le nombre de Graham, ou que bien d'autres nombres inimaginablement plus grands encore, et dont l'existence est facile à montrer par des arguments analogues, alors que (et pour cause), nous ne pourrons jamais les concevoir précisément ; on peut se demander ce qui distingue ces entiers-là de l'infini, et c'est ce genre de réflexions qui a mis certains logiciens, dans les années 50, sur la voie de l'analyse non standard)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voici quelques estimations de prix : les diamants (taillés) sont assez chers (100 000 euros pour un diamant de 3 carats), ce qui permet d'atteindre pour des diamants exceptionnels (plusieurs centaines de carats) des valeurs déjà élevées dépassant parfois les 10 millions d'euros.

Un hôpital (d'une ville moyenne, comme Perpignan) vaut (construction et équipement compris) environ 200 millions d'euros ; un avion de chasse un peu moins (50 millions d'euros pour un Rafale), et un porte-avions ou un sous-marin nucléaire nettement plus : le Charles-de-Gaulle vaut 2 109 euros

Les grandes fortunes mondiales sont (d'après le magasine Forbes) de l'ordre de quelques dizaines de milliards d'euros (Bill Gates : 5,8 1010 euros, Warren Buffett : 6,1 1010 euros, malgré leurs récents accès de charité) ; la plus grande fortune française (Bernard Arnault) s'élève à 2,5.1010 euros (mais la troisième place française, occupée par Serge Dassault, n'est plus que de 7 109 euros...) ; on doit mettre un peu à part les fortunes (héréditaires) du sultan de Brunei, du roi Faad ou de la reine d'Angleterre, mais elles sont du même ordre de grandeur (30 milliards d'euros pour le premier)

L'ordre de grandeur des PNB des grandes puissances est encore environ 100 fois plus grand : celui de la France est de 1,5 1012 euros (au quatrième rang mondial), celui des États-Unis de 9 1012 euros. Un pays comme la Belgique a un PNB de 2,5 1011 euros, et Bill Gates a une fortune comparable au PNB de l'Algérie. Et pour finir, les chiffres les plus élevés : le PNB mondial est de 2 1013 euros (soit une moyenne de 5000 euros par an et par personne) : il est difficile d'estimer ce que vaut la Terre toute entière, mais c'est de l'ordre de 100 fois cette valeur...