J'ai publié cet article dans la Revue Française de Go en 1991 ; il faisait suite à celui-ci (que l'on trouvera également sur le site de la RFG), et il n'est pas impossible que j'en fasse un troisième un de ces jours... |
POURQUOI CONTINUONS-NOUS A JOUER DES MAUVAIS COUPS ? Denis Feldmann - 1992 - N° 58
Cinq ans déjà... J'avais tenté, dans le N°86 de la revue, d'analyser les raisons psychologiques de nos erreurs. F***, un joueur assez fort qui avait sous le couvert de l'anonymat, bien voulu alors analyser certaines erreurs, en avait profité pour tenter de se corriger ... Les années ont passé, et il semble avoir fait quelques progrès "en vieillissant, il n'arrive plus à trouver les coups spectaculaires qui lui ont fait perdre tant de parties" (P.Aroutcheff), mais nous verrons que le chemin qui mène à l'équilibre intérieur est interminable ... Résumé des épisodes précédents Dans mon précédent article, j'avais fait la distinction entre les erreurs de jeunesse, communes à tous les débutants, et qu'on traîne ensuite plus ou moins consciemment toute sa vie de joueur : refus de la théorie, fascination pour les mauvais coups "qui ont marché", "aveuglement" aux mauvaises formes, jeu au contact pris pour une technique d'attaque, manque de flexibilité et (paradoxalement) indécision entre attaque et défense, ou entre directions de jeu contradictoires ; et les erreurs plus "générales" , dues au caractère, et qu'on peut regrouper par défauts classiques : paresse " à quoi bon apprendre des joseki, on ne me les joue jamais" ; orgueil "mes groupes ne meurent pas", colère "ah, il ne veut pas abandonner ? je vais lui capturer un groupe de plus" ; impatience "il faut réveiller l'aji, avant qu'il s'en rende compte et le supprime" ; manque d'objectivité "ce qui est à moi est à moi, le reste est à partager" ... Alors quoi de neuf ? Et pourquoi mes lecteurs (et en premier lieu F***) ne sont-ils pas tous devenus professionnels ? Une nouvelle population de joueurs Pour le Go français, l'année 87, c'est la publication de "Perfectionnement au Go", d'Aroutcheff (Hatier). Un texte exceptionnel, sans guère d'équivalent anglais (sauf peut-être Kageyama : "Lessons in the Fundarnentals" ), superbement écrit, et que tout joueur devrait méditer régulièrement : principes généraux, méthodes de travail, ouvertures vers tout ce qui fait la profondeur du jeu, tout y est. Hélas, peu de joueurs s'imprègnent réellement des principes de base, souvent en les jugeant trop élémentaires (ou trop fastidieux), et l'apparition de textes techniques de plus en plus nombreux a même eu pour conséquence la création d'un nouveau défaut théorique : la justification de mauvais coups par argument d'autorité ("je t'assure que Kato l'a joué"). F***, qui n'a pas exactement ce défaut (lui, c'est plutôt sa paresse qui l'amène a utiliser une théorie vieillotte : "ce qui était bon pour Shusaku sera bien encore assez bon pour moi " ) pense que le problème vient de ce qu'on tombe aisément amoureux de ses erreurs (lui, il est amoureux des imosuji, coups qui semblent brillants, mais qui sont en fait réfutés). Comme on peut toujours trouver des exceptions à la théorie fondamentale, il est aisé de ne retenir que celles qui semblent confirmer l'opinion hérétique dont on s'est entiché, mais il est à craindre que ce qui justifie le coup bizarre d'un professionnel ne soit guère compréhensible (et donc utilisable ) que par un autre professionnel, et d'ailleurs on constate bien souvent que le pro (surtout s'il a perdu) en vient à regretter sa déviation, et à juger qu'il aurait mieux fait de suivre la théorie. En résumé, il faut éviter de jouer pour des raisons de mode : on ne copie les pros que dans la mesure ou on croit avoir compris clairement leurs coups, et l'avantage qu'ils apportent par rapport aux coups "habituels". Attention toutefois à ne pas confondre : la théorie fondamentale est bien établie et c'est au contraire pour l'assimiler qu'on recommande au débutant de jouer de confiance les coups qu'elle préconise, sans pouvoir (au début) en maîtriser nécessairement toutes les conséquences. J'avais introduit mon article de 86 en demandant "à quoi sert la théorie?" ("question sacrilège ! " (F***)). La situation du Go français s'est un peu dégradée sur ce point: on constate en particulier que le commentaire après les parties (activité qui fut jadis rituelle) a presque complètement disparu de la pratique de certains clubs, et qu'il arrive même qu'un joueur à fort handicap refuse tout commentaire de Blanc (surtout s'il a gagné). Certes, le commentaire peut tourner à la séance d'auto-justification, et certains, tels F*** , semblent surtout chercher à gagner le commentaire, de préférence à l'aide de critiques méprisantes des coups de leur adversaire, ou pire encore de sa mentalité. Cependant, il n'existe guère de meilleure source de progrès que l'analyse des erreurs qu'on vient de commettre (surtout si elle est faite par quelqu'un vous rendant au moins quatre pierres), et même un commentaire "à égalité" permet d'exploiter l'écart considérable qui existe entre son propre jeu "à chaud" et ses capacités d'analyse "a tête reposée", et donc de s'offrir à bon compte les services d'un joueur fort ! A ce sujet, un moyen intéressant de débusquer ses mauvais réflexes est évidemment la pratique du blitz (10 mn par joueur) ; les erreurs qu'on croyait éliminées réapparaissent en masse ! Hélas, seul un joueur tel qu'André Moussa peut se rappeler de ce qu'il a joué à une telle vitesse, et la remarque semblerait donc académique. L'arrivée sur le marche de Gobans électroniques (tels que Smart Go-board, un produit informatique suisse, qui sert d'ailleurs de support au programme Swissexplorer, de Müller) et la possibilité de jouer sur Minitel (TELISE*GO) vont-elles changer les méthodes d'entraînement des joueurs ? On pourrait penser que les erreurs "de jeunesse" des nouveaux joueurs n'ont pas changé : "Les premiers mauvais coups sont toujours les mêmes : on ne "crée" pas dans l'ignorance et la maladresse)) (P.Aroutcheff). Mais en fait, certains ont déjà beaucoup lu, et sans même parler d'exemples amusants de joseki de hoshi joués à partir d'un komoku (difficile d'ailleurs de dire si c'est un exemple de confusion, ou une tentative louable (mais erronée) d'appliquer ses connaissances à une situation nouvelle), la principale nouveauté apparue est la notion de coup non maîtrisé, c'est-à-dire amenant à des complications dépassant le niveau technique du joueur. Or, la tendance naturelle étant la présomption "Comment cela, le carré du charpentier n'est maîtrisable que par les pros ? Je vais leur montrer ; je m'y mets, et j'apprends toutes les variantes par cœur !" (F***)), la plupart des joueurs veulent s'attaquer à des coups "difficiles" (joseki longs et ramifiés, genre taisha ou grande avalanche; formes délicates d'emploi (bon angle vide, saut diagonal) ; tesuji "paradoxaux" ; atekomi ; avant d'avoir dominé la théorie de leur niveau. De fait, tous les professionnels s'accordent à dire que les amateurs jouent "trop compliqué" (Shizu Kobayashi). Kageyama estime qu'un joueur qui n'utiliserait que des coups "ordinaires" (ceux du répertoire de la "Elementary Go serie" (Ishi Press, sept livres), c'est-à-dire correspondant au niveau théorique de 3ème kyu, mais sans jamais faire d'erreur, serait 6ème Dan (mais, ajoute-t-il, nous jouons des bêtises impensables ...) Et d'ailleurs, les critiques des parties d'amateurs semblent souvent porter sur des erreurs très simples ! La lecture des articles d'Ishida "Combien coûtent les mauvais coups ?" dans GoWorld montre aussi que toutes ces erreurs sont stéréotypées, et se reproduisent surtout parce qu'elles ne semblent pas coûter très cher, et parce que les arguments réfutant l'erreur sont subtils et peu convaincants aux yeux de l'amateur ("qu'est-ce qu'une erreur de 2 points à mon niveau ?" (F***)) De nombreuses erreurs viennent de mécanismes psychologiques universels : on peut les retrouver dans d'autres jeux, et même dans les sports de compétition. Ainsi, la réflexion du joueur l'amène à créer des images mentales très fortes (ce qui est nécessaire pour pouvoir se livrer à des calculs précis), et ces images vont interférer avec la perception de ce qui se passe sur le Goban (j'en profite pour signaler à Philippe Mercier (Go-RfG no31) qu'il s'agit bien là d'hallucinations (non pathologiques) au sens technique, même si peu de joueurs voient courir des rats entre leurs pierres). A l'extrême, on a vu des pros jouer deux fois de suite, car la réponse à leur premier coup étant (pour eux) clairement forcée, ils analysent donc comme si elle était déjà là (ce que fait d'ailleurs aussi leur adversaire) et ils ne voient littéralement plus le Goban réel (lors de la partie de 1988 entre Rin et Kato, aucun des deux joueurs ne s'est rendu compte que Rin avait joué deux fois, jusqu'à ce que l'arbitre intervienne !) André Moussa a souvent été victime d'une variation (amusante seulement pour les spectateurs) : la réponse forcée qu'il attend n'est en fait pas jouée par son adversaire (par incompétence de ce dernier), mais il continue comme si elle était posée, avec les conséquences les plus inattendues … On parle là d'image anticipée ; plus banalement, les joueurs sont souvent victimes de regrets persistants après un mauvais coup ; l'image passée de ce qui aurait pu (dû ?) être vient les hanter, et parfois on voit par exemple un joueur continuer à attaquer un groupe qu'il vient maladroitement de faire vivre, en aggravant ainsi son erreur : "un mauvais coup en appelle d'autres". Un dernier type d'image (anticipée) vient perturber les calculs des joueurs : le désir ! L'espoir d'une jolie combinaison (dans le cas de F***, il suffit d'ailleurs qu'elle fournisse un spectacle étonnant, il n'essaiera même pas alors de voir si elle lui est ou non favorable), le rêve qu'un moyo soit en fait un territoire sûr déforment la vision du jeu ; l'exemple le plus connu étant l'illusion des débutants qui voient plus de points au centre qu'il n'y en a. Comme il est déjà difficile de compter les libertés d'un groupe posé sur le Goban, les différents facteurs que nous venons d'évoquer se combinent pour provoquer l'erreur tactique la plus dommageable : le damezumari (c'est-à-dire l'asphyxie due au manque de liberté). Que ce soit par mépris "pas de problème, il m'en reste encore", par vain espoir "s'il continue à ne pas répondre, je le capture dans deux coups", par déséquilibre "nous avons à peu près le même nombre de libertés, donc je gagne la course", ou par goût du paradoxe "je crois avoir entrevu une combinaison où je capture ses deux groupes en traversant un nœud de bambou" (F***), il est difficile de ne jamais se retrouver (par surprise) à court de libertés (Aroutcheff* fait remarquer que c'est un indicateur de niveau professionnel !). Bien sûr, l'expérience est très pénible pour le joueur (surtout au niveau débutant, où on lui retire physiquement ses pierres du jeu), et des stratégies d'évitement psychologiques se mettent en place. Hélas, rares sont les joueurs qui ont le courage (et la patience) de compter soigneusement, et le remède le plus fréquent est plutôt l'excuse douteuse "… la fenêtre était ouverte..." (Ishida, après avoir repris illégalement un ko), et la mortification préventive "… j'ai rajouté un coup, parce que je finis toujours par me faire avoir dans le yose". Petit à petit, pour certains joueurs faibles, le but du jeu se déplace : on ne cherche plus à gagner, mais à perdre sans souffrance ! Kageyama conclut son premier chapitre, où il a exhorté ses lecteurs à apprendre à lire les shichos, par ces mots cruels concernant les joueurs paresseux et timorés dont nous venons de parler "… pauvres bougres, par leur propre faute, ils se sont privés du plus riche et du plus passionnant des divertissements intellectuels". Le go est le jeu de l'équilibre. Le Taoïsme a pu y trouver un modèle de comportement face au monde, fait de réalisme, de sens aigu de l'auto-critique, et de refus des passions "… le désir engendre la souffrance". Plus modestement, il est aisé de reconnaître dans le style de chaque joueur ses principales faiblesses de caractère, et d'accéder à cette vérité plus subtile que le comportement "opposé" à un défaut est un autre défaut. Ainsi, certains joueurs aiment si peu perdre qu'ils se construisent un univers intérieur fait seulement de victoires "j'avais moralement gagné, mais il n'a pas voulu abandonner ..." (F***) ; mais d'autres (plus adroits ?) choisiront d'abandonner eux-mêmes des positions gagnantes, soit par peur de les gâcher "... j'avais un bon fuseki, et il a envahi n'importe comment; ça m'a énervé et j'ai préféré abandonner", soit pour donner une leçon de morale à leur adversaire "… dans ce genre de position, il faut abandonner; comme vous ne vouliez pas le faire, je m'en suis chargé ...". Les deux citations qui précédent sont dues à de forts joueurs français, qui ont préféré garder un anonymat complet. De même, mépris et colère peuvent s'opposer : le mépris amène la construction d'un jeu abusif, c'est-à-dire le fait de jouer des coups qu'on sait mauvais, dans l'espoir (voire la certitude) que l'incompétence de l'adversaire les laissera impunis ; la colère (et l'orgueil) amènent à se croire "abusé" par des coups qui en fait sont seulement de bons coups qu'on n'avait pas anticipés; et à tenter de les réfuter, ce qui en général les rend encore plus efficaces. Les Grecs disaient que la démesure (Hubris)* était suivie de près par la catastrophe (Nemesis)* ; mais le Go est un jeu "différé", et il est facile de s'y illusionner sur la qualité de ses coups, et de ne pas voir leurs conséquences négatives. La célèbre formule "ça ne mange pas de pain" (qui caractérise des coups qui, justement, consomment une quantité non négligeable de brioche : menaces de ko, aji, libertés utiles) semble utilisée par les joueurs comme un des moyens de refouler la vérité désagréable que nous soupçonnons tous : "nous jouons peu, nous jouons mal, et le plus souvent, nous ne jouons même pas au Go" (Gimenez). En bonne logique, il doit y avoir un défaut opposé à cette complaisance des joueurs amateurs : c'est le perfectionnisme. Il y a deux sortes de perfectionnistes : les joueurs que leurs mauvais coups dégoûtent trop vite (dans le cadre d'un jeu compétitif, la lutte contre soi-même est essentielle, mais perdue d'avance, et il vaut mieux admettre que nous gagnerons longtemps encore nos parties aussi souvent sur les mauvais coups de notre adversaire que grâce à nos idées brillantes) ; et ceux qui pratiquent un respect exagéré pour un Go "artistique" qu'ils ont raison d'admirer, mais qui ne se laisse pas maîtriser aisément ; or en attendant de pouvoir réussir les coups qu'on a vu dans les livres, il faut aussi pouvoir se débrouiller en terrain inconnu ; le style méprisant de F*** (ce coup n'existe pas !) est-il vraiment un moyen de progrès ? Comment espère-t-il jamais créer ainsi quoi que ce soit de personnel ? D'autres couples de passions antagonistes peuvent ainsi perturber l'équilibre du jeu, telles l'avarice (la tendance à ne céder sur aucun point de territoire, au risque que tout craque) opposée à l'indifférence aux petits déficits (les bons joueurs savent que l'écart se fait dans le yose, et que quand on commence à jouer "relâché" , "..la mauvaise habitude se prend très vite" (Otake)) ; l'horrible jalousie (le refus de croire à la valeur des constructions de l'adversaire, et de lui laisser prendre son dû) opposée au manque de confiance en soi (qui amène à "bétonner" , et à manquer les occasions de valoriser ses forces par des attaques). Mais nous approchons là de l'émotion qui est la plus mortelle ennemie du joueur de Go (et de l'homme en général, d'après le Bene Gesserit par exemple) : la peur. La peur puisqu'il faut l'appeler par son nom, est sans doute ce qui unit le débutant au Kisei, et Roubaud avait peut être raison de dire (en 1969 !) "Le jour encore lointain où un ordinateur saura jouer au Go, l'ordinateur, croyez-nous, tremblera en jouant". Car de fait, "on ne sait jamais" (Maître Lim) ce qui peut encore arriver à ce jeu, ni si on a bien joué comme on l'aurait dû, ni même ce qui s'est au juste passé; et pourtant il faut jouer, dans cette angoisse permanente qu'il est facile de faire semblant d'oublier "je ne joue que pour m'amuser...", mais qu'on sait bien que le fait même d'avoir gagné ne calmera pas, puisqu'il faudrait de plus avoir joué parfaitement. Et sans rêver de jouer comme ces seuls vrais joueurs que sont les professionnels, ne peut-on du moins souhaiter avoir joué de notre mieux et n'avoir à rougir d'aucun de nos coups, sachant que notre niveau technique (et nos capacités mentales) ont été utilisés pleinement ? Hélas, cela serait tout simplement avoir joué une bonne partie, et "celui qui a joué une fois dans sa vie une bonne partie est déjà professionnel" ! (Maître Lim) La peur, donc, qui fait trembler la main (et parfois même la pousse à jouer à côté du point "voulu") ; la peur, qui interdit de jouer les tesuji, car plus que des coups difficiles, ce sont d'abord des coups qui semblent risqués, et le débutant trop prudent préfère s'en tenir à ce qu'il sait faire (prenant ainsi le risque plus grave de rester longtemps débutant) ; la peur enfin qui amène à jouer d'autant plus mal qu'on croit l'adversaire plus fort (ou qu'on a soi-même plus à perdre ), faisant ainsi paradoxalement parfois perdre à quatre pierres en tournoi un joueur honnête qui se débrouillait à deux pierres d'habitude (les adversaires d'André Moussa* ou de Jean-François Séailles* dans des tournois à handicap variable en savent quelque chose ...), nous ne ferons jamais que faire semblant de ne pas la ressentir. Tel le trac des comédiens, elle nous gouverne, nous sert sans doute de stimulant (avouons-le, où serait l'intérêt d'une partie gagnée d'avance ?) ; et bien qu'il faille reconnaître que le jeu est si riche qu'il reste fascinant même quand on ne se soucie pas de gagner, ceux qui ne sont plus habités par cette tension cessent le plus souvent bientôt de jouer au Go. ** Note du Puriste (Pédant ?) de la Rédaction : * forts joueurs de go français
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