L'histoire Prologue
C'est l'histoire d'un
échec1, et de sa
sublimation. Il était une fois, dans une ville de province, un homme qui se
croyait heureux, et qui sans le savoir s'ennuyait. Longtemps auparavant, il
avait rêvé d'aventures exotiques, de succès triomphaux, de gloire et de
fortune, comme tout le monde. Et puis il avait connu des aventures de
vacances, des succès modérés, une réputation confortable et un salaire aisé.
Il avait cru à l'Amour, bien entendu. À l'amour
romantique, dont les livres et les poèmes lui avaient tant parlé, et que ses
triomphes lui auraient fait rencontrer sans effort. Et il avait rencontré son
épouse, une fille gentille et effacée, que la fortune et la gloire auraient
sans aucun doute fait fuir, et qui avait pensé pouvoir vivre auprès de lui le
bonheur modeste qui lui tenait lieu d'idéal. L'histoire, avouons-le, n'est guère prometteuse… Certes, on devine aisément la suite, le démon de midi, le cortège de malheurs prévisibles et de prise de conscience progressive par le héros (si l'on peut lui attribuer ce titre)2 de son destin dévoyé; et si on a encore confiance à ce stade dans l'annonce qui fut faite au premier paragraphe, on soupçonne aussi un retour final au bercail (avec peut-être un veau gras sacrifié par son épouse) et, pour que la boucle se referme, la découverte par le héros d'une fibre poétique insoupçonnée, qui (sur ses vieux jours) lui apportera (ô mystère impénétrable des voies de la Providence) la gloire, la fortune et même l'amour romantique d'une adolescente éblouie par son génie. On le voit, bien que banale, la structure de cette histoire est néanmoins solide. En fait, il s'agit toujours du vieux stéréotype de la quête initiatique (adaptée à la mentalité d'adolescent attardé de l'auteur) et qui, des mythes prométhéens aux contes de fées, a reçu ses formes définitives alors que l'écriture était une invention balbutiante. Espériez-vous vraiment que cette histoire allait vous surprendre ? D'ailleurs, qui veut être surpris ? Ce qu'on demande au conte, c'est justement de nous bercer de ses séquences narratives immuables, de ses protagonistes prévisibles (les méchants bien laids et bien noirs, comme il se doit), et de ses objets magiques répertoriés (là, peut-être nous avançons-nous un peu vite) : la voiture de course, l'avion privé, et pourquoi pas la carte de crédit… L'ennui, c'est que tout cela manque de chair, et je ne parle pas seulement de la vie érotique (émoussée) de notre couple initial, jouant d'ailleurs simultanément le rôle du couple parental gardien des interdits et celui de l'enfant prêt à la transgression (c'est une histoire à petit budget émotionnel). Non, nous sommes encore au niveau de la texture du conte; et privé de descriptions, un conte articulé sur ses mécanismes Proppiens n'est qu'un squelette. De plus, le maître mot de l'histoire de la quête initiatique, c'est l'identification au héros (qui ne doit justement pas être trop héroïque, pour que tout le monde puisse se prendre au jeu), et s'il vaut mieux ne pas trop le typer physiquement (à moins de viser une clientèle limitée d'unijambistes cévenols), il convient par contre de le munir d'un riche discours intérieur, d'une panoplie somptueuse d'émotions confuses (mais intenses) où chacun se reconnaîtra. De même, on ne motivera jamais assez les autres protagonistes : si le méchant incompréhensible et la violence aveugle font partie de la convention (sans paranoïa, pas de frisson authentique, donc pas d'empathie réelle), les « gentils » et les neutres doivent être compréhensibles et surtout prévisibles (les vieux sorciers capricieux peuvent donner un effet comique, ou ouvrir le récit sur une dimension philosophique orientale, mais les installer au centre de l'histoire transformerait celle-ci en un chaos ressemblant bien trop à la crainte majeure de l'enfant qui lit le conte : que sa bonne fée marraine et la vilaine sorcière ne soient que les deux masques de sa mère réelle et changeante). L'histoire s'ouvrira donc sur un panorama moral du héros, lequel ressemble plutôt à ce stade à l'anti-héros classique; qu'il soit arpenteur égaré ou employé en butte à une administration tatillonne (n'oublions pas, toutefois, le salaire aisé et les accessoires auquel il donne droit : voiture convenable, vêtements attirants…) ce sont des détails, l'essentiel est que notre homme, sans en avoir encore clairement conscience, sent que sa place n'est pas là. Où donc, alors ? Qu'importe : au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau, car, faut-il le rappeler, on s'ennuie en province, et surtout on n'imagine plus rien de nouveau… Pourtant, cette accumulation de clichés ne va pas faire décoller l'histoire. Le lecteur sait déjà qu'on lui cache quelque chose, que ce n'est pas une angoisse métaphysique qui va amorcer la quête, et qu'une secousse plus matérielle se prépare. Il est temps de planter le décor. La province, donc. C'est vaste, mais on peut d'emblée éliminer le Midi trop riant, les Alpes trop typées et le Nord, si désespérant que notre homme n'aurait pas attendu la quarantaine (déjà quarante et un ans, pour être précis) pour soupçonner qu'une terrible erreur a dû être commise. Disons le Sud-ouest, disons Bordeaux, bon archétype de la notabilité rassise et aisée, et dont les vices et les folies se déroulent à l'abri de hauts murs, dans des lieux auxquels notre héros n'aura jamais accès. Lui, ce doit être un fonctionnaire aisé, genre inspecteur des finances. Ou non, plutôt enseignant : sa quête de la vraie vie prendra tout son relief si son destin dérisoire semble être de conduire les autres sur les chemins de la connaissance. Pas littéraire quand même : ce serait trop facile, et une histoire telle que celle-ci aurait déjà dû lui être tombée entre les mains (quoiqu'on puisse demeurer surpris du nombre d'enseignants qui semblent ne jamais avoir rien lu, ou tout oublié : « laisse ce livre, Nathanaël… »). Reprenons : c'est donc l'histoire d'un professeur de physique à Bordeaux. Là, je ne sais si le lecteur a déjà deviné la suite; ce qui doit être clair, c'est qu'il ne serait guère surprenant que l'auteur soit lui-même enseignant (scientifique ?) quelque part; et prions pour que nous soient épargnées, à peine déguisées, les anecdotes croustillantes qu'il aura glanées durant sa carrière (voire les bourdes les plus savoureuses trouvées dans ses copies). Mais que faire ? Tous les manuels insistent pour que le débutant écrive sur ce qu'il connaît le mieux (il semble que ce conseil soit excellent pour produire du best-seller; de la « grande » littérature, c'est encore à voir), et un écrivain qui débute à la quarantaine est engagé dans une quête aussi douteuse que celle de son personnage, et dont il soupçonne qu'elle pourrait bien finir de manière plus décevante encore. Le mieux serait encore de sauter directement à pieds joints au milieu de l'histoire. On est généralement alors dans une forêt obscure, entouré de bêtes féroces, et les nécessités immédiates de la survie attirent puissamment l'attention du lecteur, qui, pris de sympathie pour les vicissitudes du personnage, sera prêt à accepter toute aide (si improbable soit-elle) que l'auteur voudra bien lui fournir. Il sera temps alors, dans un long récapitulatif (une fois à l'abri à l'auberge, par exemple) d'exposer les circonstances qui ont poussé le physicien casanier à emprunter des sentiers de contrebande dans le haut Lubéron, à des heures où tout honnête Bordelais est depuis longtemps devant sa télévision. Comment aura-t-il bien pu en être venu là ? Poussé par l'Amour, sera sans doute la réponse naïve du lecteur; quelle erreur ! L'Amour (et même l'amour) n'entraîne personne dans les fourrés à point d'heure; çà, c'est le désir qui le fait. Plus précisément, notre enseignant a rencontré (sous les traits séduisants que celui-ci prend d'habitude) le Démon, et le pacte complexe qui a été passé (et dont le professeur croît fermement, mais à tort, qu'il va lui rendre sa jeunesse) prévoit qu'un service soit rendu (les contes traditionnels en réclameraient trois, mais ceci est une version moderne et rapide, voire elliptique), et de préférence un service absurde, mais chargé de signification symbolique. Et si on parlait un peu du Démon, là, tout de suite ? Le lecteur aura deviné qu'il s'agit d'une obsession de l'auteur, et s'attend sans doute à quelque créature juvénile, rencontrée au détour d'une salle de classe. Ne le décevons pas : comme il a été dit, c'est le désir qui entraîne l'histoire (et l'égare dans les marécages trompeurs du stupre); un conte sans dimension érotique (au moins latente) ne pourrait satisfaire que des physiciens « purs », à l'aise seulement au milieu des équations, et ayant (par peur) renoncé depuis le temps de leurs études à la fréquentation de ces mécanismes imparfaits que sont les humains ordinaires. Mais les enseignants aiment les gens; ils brûlent de leur transmettre des connaissances et des messages, et peut-être d'apprendre d'eux quelque chose en retour (nous parlons ici d'enseignants authentiques, et non des fonctionnaires exténués et démoralisés que l'on rencontre si souvent (surtout à Bordeaux, pourrait-on croire), mais que notre héros méprise en secret, lui qui voit son métier comme un sacerdoce). D'ailleurs, seul un prêtre laïc peut vraiment être tenté par le diable. Seule une vocation peut connaître les déchirements moraux du devoir trahi; l'angoisse du petit matin ne s'épanouit que dans une âme tourmentée, en proie aux remords, et sachant déjà (oh faiblesse de la chair) qu'elle succombera à nouveau aux frissons délicieux que lui inflige son juvénile bourreau. Le lecteur impatient se demande à présent si ces délices ne lui seront qu'évoquées, ou s'il se cache quelque part (mettons au milieu du récit) une scène torride (et biologiquement peu plausible), fonctionnant comme la scène primitive freudienne, et qui le laissera empli d'excitation, de regrets et d'espoirs (car si le seul bonheur qui nous soit promis en ce monde peut se trouver à Bordeaux, alors on doit pouvoir le chercher avec confiance en tout lieu, si peu vraisemblable soit-il); si le Démon joue correctement son rôle tentateur, cette scène devrait même lui donner des idées pour sa vie à lui, tant il est vrai que le désir naît des récits bien plus que des expériences personnelles. Toutefois, la satisfaction (prévisible) du lecteur va de pair avec le mécontentement probable de la lectrice, laquelle doit se demander depuis un moment déjà de qui se moque l'auteur, qui avait pourtant prévu le danger de ne s'adresser qu'aux mutilés de guerre ardéchois, et qui vient cependant de prendre fermement parti pour la solution de facilité machiste. Ce n'est pas parce que les faiblesses coupables du héros risquent de l'envoyer droit en Enfer que le sexisme évident de l'histoire en sera racheté. Et il est à craindre que raconter l'histoire du point de vue du Démon (de la Démone ?) ne fasse qu'achever d'exaspérer les lecteurs (de tous sexes confondus) : d'abord, on imagine bien les difficultés de l'auteur en proie à un projet littéraire aussi audacieux, et ensuite, comme on l'a dit, aucune empathie n'est possible avec les méchants du conte. Alors, essayons une autre approche : c'est l'histoire d'une libraire (spécialisée dans l'édition ésotérique) mariée à un enseignant bordelais. Quand ils se sont rencontrés, vers la trentaine, elle avait connu quelques aventures sans lendemains, voyagé (en Inde), essayé d'écrire, de peindre, pris des cours de danse et de théâtre; pas vraiment paumée, mais sachant bien que rien de tout cela ne lui convenait vraiment. Sa rencontre avec Florent fut un éblouissement : il semblait tout savoir, et surtout être sûr du monde et de la place que tout et tous y occupaient. Il venait d'être nommé à Bordeaux, où elle était revenue après une longue absence; il ne leur fallut pas six mois pour décider l'achat d'une maison (le mariage n'étant pour eux qu'une formalité utile mais sans grande signification); ils disaient ne pas vouloir d'enfants, et ne surent donc jamais très bien s'ils auraient pu en avoir; disons que ce fut une réussite parfaite de la contraception (il doit bien en exister). Les années passant, ils parcoururent leur prévisible trajectoire : tandis qu'il gravissait les échelons d'une carrière satisfaisante (mais nullement exceptionnelle), se voyait chargé de classes plus intéressantes et envisageait même une chaire supérieure, elle avait vécu avec une impatience croissante son rôle de femme d'intérieur, et avait fini par ouvrir une petite librairie « alternative », à la clientèle limitée et marginale, mais fidèle et vivante. Malgré les sarcasmes de Florent, Viviane n'avait jamais perdu son intérêt pour l'orientalisme et le syncrétisme mystique; les aspirations d'une certaine jeunesse (aussi nombreuse à Bordeaux qu'ailleurs) pour une sagesse moins matérialiste que ce que leurs parents pouvaient leur proposer se concrétisaient à cette époque dans tout un faisceau d'idées et de pratiques (allant de la diététique au Yoga et du Yi-King à la bioénergie) que les Américains baptisaient de « New-age » et d' « ère du Verseau » et dont Viviane avait tiré le nom de sa librairie : « Aquarius ». Elle avait rencontré au fil des années d'autres assoiffés d'illuminations et d'absolu, et sa confiance en Florent s'était doucement teintée de scepticisme; elle raillait à présent son scientisme borné, et si elle continuait à apprécier son solide bon sens et à être aisément troublée par ses arguments moqueurs, elle n'en demeurait pas moins convaincue de détenir des vérités qui lui demeureraient inaccessibles. Elle avait participé à des stages de développement personnel, avait connu des extases fugaces qui l'avaient laissée insatisfaite, et se pensait condamnée à une existence médiocre par un Karma négatif, qu'elle n'aurait sans doute pas trop d'une vie bordelaise entière pour purger. Le doute n'avait jamais effleuré Florent. Non seulement sa formation scientifique le mettait à l'abri des approximations et des raisonnements par analogie de la pensée magique, mais il était de plus protégé par une solide cuirasse émotionnelle, et, fort cultivé, avait vécu par procuration ses désirs et ses phantasmes, morbide avec Baudelaire et jaloux avec Proust, sans songer le moins du monde à passer aux actes. Il s'amusait sans méchanceté de ce qu'il appelait les lubies de Viviane, jugeait sans tendresse les originaux qu'elle fréquentait, et se divertissait parfois à étudier puis à démolir telle ou telle théorie para scientifique comme s'il s'agissait de copies d'élèves bien intentionnés, mais maladroits. Il ne soupçonnait pas qu'à la longue, une aspiration inconsciente à un monde différent prenait force en lui par le biais de ces chimères. Leur vie amoureuse avait été, à leur image, sage et prévisible, avec un enthousiasme juvénile vite assagi; s'ils n'en étaient pas arrivés à une conception hygiénique de la sexualité, si même il leur arrivait de se surprendre par des bouffées de désir non planifiées, ils connaissaient dans l'ensemble l'apaisement et la tranquillité d'un érotisme conjugal où la tendresse a remplacé la passion. Et ce n'est que poussée par la lecture de textes Tantriques que Viviane cherchait parfois à renouveler un répertoire amoureux simple et éprouvé; Florent avait tôt fait de la convaincre qu'une quête spirituelle ne passait pas plus par l'exultation de la chair que par sa mortification. À vrai dire, il avait peur. On ne devient pas physicien sans une secrète méfiance (voire une certaine répugnance) envers la biologie, et sans un mépris certain pour tout ce qui amoindrit les facultés intellectuelles et desserre l'emprise de la volonté et de la raison sur les passions animales. Les éblouissements de la chair avaient toujours inspiré à Florent des remords angoissés, qu'une éducation rigoriste avait su attiser en les prétendant inspirés par Satan lui-même; la volupté raisonnable qu'il goûtait dans les bras de Viviane lui suffisait, et comblait une sensualité guère exigeante, et d'ailleurs assez égoïste; il craignait presque autant les emportements du plaisir qu'il ne redoutait secrètement d'y découvrir Viviane mieux douée que lui. Elle, en effet, malgré ses airs effacés, aurait volontiers laissé s'exprimer davantage une nature charnelle qu'une enfance contrainte dans une famille pieuse n'avait pas réussie à étouffer tout à fait. Mais elle était sensible aux réticences de Florent, n'imaginait pas pouvoir chercher ailleurs ce qu'elle ne savait pas lui manquer vraiment, et commençait, à l'approche de la quarantaine, à reporter sur la bonne cuisine et les grands crus bordelais les sursauts persistants de sa libido. La tranquillité du couple allait pourtant se briser de la manière la plus banale qui soit : Florent eut une aventure avec une jeune assistante de labo, et ne sut pas la cacher. Les détails n'ont guère d'importance : il était encore fort séduisant et ne cherchait nullement à l'être, ce qui le rendait presque irrésistible; elle s'intéressait à son travail et semblait l'admirer (comme Viviane l'avait fait si longtemps auparavant); elle avait la fraîcheur de ses élèves sans leur évidente immaturité; ils se voyaient tous les jours et déjeunaient souvent ensemble… Plus étrange pourrait paraître la maladresse de Florent et sa faiblesse devant une situation qui n'avait rien d'exceptionnel, mais il cherchait sans doute inconsciemment à se faire prendre. Et puis, les aventures de ce genre sont difficiles à dissimuler quand on n'en a pas l'habitude; et tout le lycée soupçonnait déjà leur idylle quand eux-mêmes encore n'en étaient pas avertis. Donc, Viviane l'apprit, et de façon fort déplaisante, par une de ses amies, bien intentionnée mais secrètement envieuse, car évidemment amoureuse elle-même de Florent depuis des années; et sa déception de le découvrir si banal (et si maladroit) fut immense. D'ailleurs, sa rivale n'avait réellement aucun intérêt. Fallait-il que leur couple ait silencieusement dérivé pour que Florent en soit venu là ! Et cela rendait dérisoire toutes les théories dont il avait su la convaincre, tout en achevant de la désoler : ces élans qu'elle avait réprimés pour lui plaire, voilà qu'il allait les chercher ailleurs. Elle résolut de se venger de manière exemplaire; et, manquant d'imagination, épuisa les ressources de la littérature à la recherche d'un plan suffisamment diabolique pour redonner à leur histoire le sens et l'intensité qu'elle avait perdus. L'ennui, c'est que n'est pas diabolique qui veut. L'idée (prise à Laclos) était séduisante, de mettre sur le chemin de Florent une tentatrice authentique qui le rendrait fou d'amour, puis le désespérerait; mais ce projet se heurtait à de considérables difficultés pratiques. De plus, elle craignait de ne pas supporter les affres de jalousie par lesquels une telle aventure la ferait nécessairement passer, car elle n'imaginait pas pouvoir appâter Florent par des promesses sans suite. Il lui fallait une tentatrice en qui elle puisse avoir confiance, ce qui semblait une contradiction dans les termes. Vous savez à présent pourquoi il y a un Démon dans l'histoire. Ce qui n'est pas clair, c'est comment Viviane va réussir à en invoquer un, là où tant de magiciens noirs ont échoué, et alors que des gens comme Florent vous accableront de preuves convaincantes de l'inanité de ce genre de croyances. Une parenthèse explicative s'impose, pour donner au lecteur (vraisemblablement peu averti) certaines précisions concernant les mécanismes de ces pactes. D'abord, l'histoire de la perte de l'âme du magicien est absurde. Même un individu complètement dépravé et désespéré hésiterait à perdre son âme, s'il était convaincu de son existence (et si le Diable existe, l'âme et tout le reste de la panoplie doivent exister); il faut qu'il reste une chance (et tout bon théologien vous expliquera qu'on ne peut préjuger de la décision céleste finale devant, par exemple, un repentir sincère de dernière heure). De fait, ce que le démon vous propose est beaucoup plus raisonnable, et vous intéressera sûrement moins : il ne vous offrira son aide que pour un acte authentiquement mauvais, et dans lequel vous n'aurez rien à gagner personnellement; et il ne vous en coûtera que la responsabilité complète de cet acte et de ses conséquences (et bien sûr, c'est sur ce point du contrat que chacun espère rouler l'autre : l'humain compte bien obtenir un bénéfice indirect de son acte, et le démon pense bien vous infliger un surcroît inattendu de culpabilité. Devinez qui gagne, en général…). D'autre part, les lois naturelles doivent être respectées. Il ferait beau voir que le Diable puisse se livrer à de la magie dans un monde où les miracles authentiques sont si rares. Tout doit sembler reposer sur des coïncidences, et point trop improbables, qui plus est. Enfin, il faut néanmoins que l'action demandée ne puisse en aucune façon être accomplie directement par l'invocateur, sinon, il n'a qu'à se débrouiller tout seul : aide-toi, l'Enfer t'aidera. Inutile de dire que ces précisions ne figuraient pas dans les livres consultés par Viviane. Mais les manuels d'occultisme contiennent de nombreuses formules d'invocation, et elles ne sont pas toutes inefficaces; il est seulement rare que les personnes qui les essaient (le plus souvent sans les prendre tout à fait au sérieux) aient à demander un service répondant aux conditions qu'on vient de dire, et aucun démon ne se dérange pour leur signaler leur erreur. C'est donc avec stupeur qu'ayant prononcé à haute voix une des formules du Grand Albert, Viviane vit la librairie s'obscurcir, l'air se charger d'odeurs suspectes, et entendit un ricanement sur la nature duquel aucun doute n'était possible. Elle était allée si loin dans son désir de vengeance qu'elle ne recula pas devant cette aide surnaturelle. Le démon, fort courtoisement, lui précisa à quoi elle s'engageait, lui fit formuler clairement sa demande, et lui remit un double du parchemin traditionnel (sans toutefois exiger qu'elle le signe de son sang), et d'où il ressortait que Florent rencontrerait sous trois jours une Lolita digne des fantasmes d'un metteur en scène de films X, et qu'il en tomberait éperdument (et sans espoir) amoureux. Le texte (conçu par Viviane) ne contenait pas, par pudeur, de détails plus précis; erreur regrettable que commettent la plupart des débutants… C'est donc ainsi que Kim fit irruption dans la vie de Florent. Les parents de cette ravissante Eurasienne venaient de divorcer, après des péripéties houleuses qui avaient vu le départ précipité de son père (vers une destination incertaine et asiatique), et le retour de sa mère dans sa famille à Langon; Kim, qui avait mené jusque là des études brillantes à Marseille (bien qu'ayant créé des troubles disciplinaires partout où elle était passée) fut donc mise en urgence (on était à la fin du second trimestre) dans la classe de première S où (coïncidence) enseignait Florent, et le démon put se retirer de l'histoire sur la pointe des pieds : désormais les conséquences inéluctables de son intervention ne dépendraient plus que du fait (autre coïncidence !) que Kim ait exactement le type physique et moral requis par la complexe histoire affective qui avait structuré l'enfance de Florent (et où figuraient aussi bien des jeux érotiques oubliés avec une petite fille aux cheveux de jais que la lecture en cachette des livres mystérieux de la bibliothèque de son père, ainsi qu'un enthousiasme secret et refoulé pour les héros frondeurs du genre d'Arsène Lupin). Quand, entrant dans sa salle de chimie un lundi matin, il découvrit à quoi ressemblait la nouvelle élève dont on lui avait signalé la venue, il eut un tel choc que son cours (d'habitude un modèle d'exposition soignée, qu'il dictait d'une voix grave et posée, avec un sens théâtral certain qui donnait à chaque molécule d'une expérience sa personnalité et la faisait participer à une tragédie) fut bredouillé, entrecoupé de silences incompréhensibles, et qu'il prétexta d'une agitation qui n'était qu'en lui pour leur infliger une interrogation-surprise, qui lui permit d'autant moins de reprendre ses esprits qu'il la passa au dessus des épaules (déliées) de Kim, sous le prétexte de mesurer au plus vite ses connaissances. Ce qui l'acheva, car son odeur était enivrante, son écriture sensuelle, et qu'elle semblait tout savoir des réactions d'oxydoréduction. Kim, de son côté, était consciente de l'effet qu'elle avait produit. Elle était évidemment habituée à faire tourner les têtes, et avait déjà derrière elle une expérience amoureuse considérable. Mais Florent n'en était pas moins prestigieux (il avait une grande réputation, et dès son arrivée au lycée, on l'avait prévenue de la chance qu'elle avait d'être dans sa classe); de plus, les mêmes hasards qui faisaient d'elle un objet de désir idéal pour Florent avaient conspirés à ce qu'il soit tout à fait son type d'homme. Toutefois, le démon avait respecté la lettre du pacte : il était complètement impossible qu'elle tombe amoureuse de lui. Elle avait été d'abord trahie par son premier amour, un jeune adolescent qui n'avait rien su deviner en elle, et qui l'avait trompée bêtement (elle ignorait qu'après qu'elle l'ait quitté, il s'était suicidé); elle avait vécu des expériences très décevantes avec des hommes mariés, et n'avait plus aucune confiance en leurs promesses; elle était par ailleurs (mais l'ignorait encore) très attirée par les femmes, et prête à reporter sur l'une d'elle toute son affectivité bafouée. Mais cela n'empêchait nullement qu'une très forte pulsion sexuelle la pousse dans les lits de tous les hommes qui lui plaisaient, avec d'autant moins de gêne que, n'aimant pas, elle ne pensait pas devoir ainsi blesser quiconque, ni, prenant et offrant du plaisir (ce pour quoi elle était supérieurement douée), faire quoi que ce soit d'interdit. On l'a vu, cette mentalité hédoniste était à l'opposé des principes (sinon des pulsions) de Florent. Aussi, tandis qu'amusée sans plus par les efforts maladroits de son nouveau professeur pour la retenir après le cours sous prétexte de lui montrer comment était organisés les devoirs et les interrogations, elle se demandait déjà comment il se comporterait dans un lit (et où en trouver un confortable), Florent paniquait à l'idée qu'une telle aventure (qu'il jugeait de plus a priori peu probable, ignorant comme on l'a dit son pouvoir de séduction) risquait de mettre sa carrière et son mariage en danger, alors qu'il sentait bien qu'il ne pourrait pas cacher longtemps son désir; il échafaudait des plans incertains, et avait en moins de trois heures imaginé plus de folies que dans tout le reste de son existence adulte, allant jusqu'à se demander ce qu'il ferait en cas de refus (viol ou crime ?), et tremblant de voir qu'en imagination du moins aucun frein moral ne semblait l'arrêter. Il avait des images (surannées) de déchéance en tête, et se voyait déjà jouant avec Kim un remake de l' « Ange Bleu ». Jamais Florent ne maudit autant que durant cette première semaine les restrictions budgétaires qui avaient ramené à quatre heures les horaires de Physique de la section S. L'attente du jeudi fut interminable, et il ne lui vint pas le courage d'aborder Kim dans les couloirs, où elle passait suivie d'une foule de courtisans qu'elle s'était créée en deux jours. Il ne remarqua pas non plus les coups d'œil qu'elle lui lançait, et Kim, sûre d'elle, ne chercha pas à précipiter les choses. Mais en le voyant rentrer le lundi soir, Viviane n'eut plus aucun doute sur l'efficacité de son pacte : il titubait, prétexta une forte fièvre pour s'aliter, et répondit par monosyllabes aux questions qu'elle lui posa malicieusement sur sa journée. Après une nuit de sommeil entrecoupé de rêves érotiques, Florent parvint à ce qui lui parut une décision héroïque : il allait patienter jusqu'au jeudi, et trouverait alors un prétexte pour donner un rendez-vous à Kim, et au diable les conséquences. De toute façon, son curieux comportement avait déjà été remarqué et commenté; des rumeurs couraient dans ses classes, et Françoise, son assistante, après l'avoir vainement questionné à plusieurs reprises, finit par fondre en larmes dans la cafétéria des professeurs, à la grande gêne de tous. Finalement, le jeudi vint. Quand Kim entra dans la classe (et Florent vit aussitôt que beaucoup d'élèves s'étaient déplacés pour se rapprocher d'elle), elle lui lança un regard plein de promesses qu'il n'osa pas lui croire destinées, puis s'assit gracieusement. Il ne résista pas au plaisir de l'envoyer au tableau, et put ainsi découvrir qu'outre son excellente connaissance du programme d'électricité, elle maîtrisait fort bien sa diction, et parvenait à donner un tour voluptueux à l'exposé de la loi d'Ohm. Elle retourna à sa place au milieu de murmures flatteurs, les plus timides ne pouvant s'empêcher de rougir quand elle les frôlait. Quand la sonnerie retentit, il réussit à lui demander sans bégayer, et presque sur un ton badin, ce qu'elle faisait après les cours; découvrit avec joie qu'elle semblait prête à passer un moment à discuter avec lui (justement, elle avait des questions à lui poser) et la fin de l'après-midi les trouva dans un café un peu à l'écart; il lui exposait brillamment les bases de la physique contemporaine; elle faisait semblant de l'écouter en plongeant son regard dans le sien, et en imaginant des scènes qui auraient fait rougir Casanova, et mis Florent en fuite en dépit de la sujétion qu'elle exerçait sur lui. Il dut finir d'ailleurs par sentir quelque chose, car son débit se ralentit, il lui prit la main sans plus parler, et ils se mirent à marcher doucement dans de petites rues tranquilles. Fut-ce encore un hasard si un hôtel apparut au coin d'une de ces rues ? Kim n'hésita pas un instant, et se mit à traîner Florent qui s'affolait et cherchait des prétextes; ils furent dans une chambre (ouverte par un employé fatigué et indifférent) avant qu'il ait pleinement réalisé ce qui allait se passer. Là, mis au pied du mur, il se rendit compte qu'il n'avait jamais vraiment cru à cette possibilité : il n'avait même pas de préservatifs. Kim, avec l'insouciance de sa génération, prenait la pilule et ne pensait pas au Sida; elle fut blessée de sa méfiance, mais n'en montra rien. Et elle commença à le caresser, avec une science qui l'affola; elle semblait connaître la position exacte de nerfs et de muscles qu'il n'avait jamais soupçonné posséder. La scène torride qui s'ensuivit (et que le lecteur attendait depuis le début de l'histoire) peut difficilement être décrite, fut-ce dans un conte. Florent, quand il voulut plus tard la reconstituer, n'en retrouva que des images éclatées et sans ordre, et qui lui parurent incroyables. Il dut connaître une douzaine d'orgasmes; se livra à des actes d'une bestialité qui le stupéfia, et qu'il n'aurait jamais cru anatomiquement possibles; la moindre suggestion de Kim le poussait à des efforts frénétiques, toutes ses réticences ayant mystérieusement disparues. C'était donc là ce qu'il avait cherché sans le savoir depuis son enfance; la chambre était saturée d'odeurs animales qui lui faisaient perdre tout contrôle, le corps satiné de Kim luisait dans la pénombre, comme éclairé d'une flamme intérieure, et elle l'appelait de tous ses orifices secrets, ses gémissements de plaisir couverts par les hurlements que Florent poussait sans s'en rendre compte, et qui le laissèrent aphone. Kim sortit presque intacte des quatre heures que durèrent leur congrès amoureux. Après la maladresse des premiers instants, elle avait été plaisamment surprise de l'enthousiasme de Florent, avait passé d'agréables moments (mais sans rien évidemment de la véritable folie érotique qui s'était emparé de lui); elle avait, comme toujours, déployé tous ses talents (qu'elle cultivait, comme on le verra), et trouvait seulement qu'il avait un peu égoïstement profité de la situation (c'était bien la première fois qu'elle avait eu moins d'orgasmes que son partenaire); vers la fin, alors que fatiguée et moins excitée, elle lui avait demandé de la prendre doucement, il avait continué à faire preuve de tant d'énergie qu'elle avait dû l'interrompre (et le faire jouir pour le calmer); une bonne journée dans l'ensemble, mais un amant finalement moins doué que bien d'autres; elle recommencerait peut-être mais pas dans l'immédiat. Malheureusement, Florent était engagé dans une toute autre histoire. Ses sens momentanément apaisés, sa passion amoureuse l'amenait à présent à vouloir refaire sa vie avec Kim, et il fut anéanti quand elle l'embrassa gentiment en sortant de l'hôtel, avant de s'éloigner d'un bon pas, alors que, les jambes coupées, il cherchait encore les mots qui allaient la séduire. Il avait cru qu'elle était folle de lui; il se demandait à présent s'il n'était pas tombé sur un de ces cas mythiques de nymphomanie. En tout cas, il ne pouvait pas rentrer chez lui dans cet état. Il était terrifié par l'idée de devoir tout avouer à Viviane, car il n'imaginait pas, d'ailleurs à raison, pouvoir lui cacher quoi que ce soit alors qu'il tremblait, que des poches s'étaient formées sous ses yeux et qu'il était encore imprégné des humeurs odorantes de Kim. De plus, la nuit était depuis longtemps tombée, et il craignait qu'affolée par son retard, Viviane ait déjà fait le tour des commissariats. En fait, il n'y avait rien à craindre; elle le savait avec Kim. Leur départ du lycée n'était pas passé inaperçu, et Françoise, folle de jalousie, avait choisi d'aller tout lui raconter. Les deux femmes étaient tombées dans les bras l'une de l'autre, et de fil en aiguille, devenues les meilleures amies du monde, s'étaient préparé un petit souper fin (on a dit que Viviane était devenue un vrai cordon bleu) et attendaient de pied ferme leur homme, bien décidées à se venger. Viviane s'était malgré tout sentie portée à l'indulgence, sachant bien qu'il n'était pas complètement responsable de sa dernière incartade, mais elle sut commodément faire taire cette voix intérieure; d'ailleurs, elle avait rangé son double du contrat au plus profond de la librairie, et ne put jamais le retrouver quand, des mois plus tard, saisie de doutes, elle voulut en contrôler les termes. Quand Florent eut retrouvé sa voiture et, dans un état second, arriva enfin chez lui, il fut accueilli par des éclats de rire qu'elles avaient longuement préparés; et stupéfié, éperdu, pensant être le jouet d'une machination et craignant que Kim en fasse également partie, il courut se réfugier dans son bureau, à la grande déception de Françoise, qui s'était préparée à une scène orageuse. Viviane, qui le connaissait bien et ne savait que trop quel rôle Kim venait de jouer (si ce n'est qu'elle le croyait platonique, et avait attribué son état d'épuisement à quelque tentative de noyer son échec), décida de passer l'éponge, et le petit déjeuner la trouva tout sourire, attablée avec Françoise qui ne comprenait plus grand chose à l'histoire, mais trouvait somme toute la maison fort confortable, et les croissants délicieux. Florent, qui n'avait pu dormir, surgit hébété devant la piscine où elles se bronzaient et voulut dire quelque chose; sa gorge encore irritée ne laissa sortir qu'un croassement; et devant cet ancien prince charmant changé en crapaud, Viviane n'eut pas le cœur d'ironiser davantage et tenta de le prendre dans ses bras. Hélas, le pacte fonctionnait parfaitement : certes, Florent conservait pour Viviane un sentiment très fort, mais proche à présent d'une tendresse filiale, et il se sentait prêt à fondre en larmes et à confier à sa maman son premier véritable chagrin d'amour, doublé d'ailleurs d'une fierté virile inattendue, car somme toute il venait de se comporter comme une vedette de films pornographiques, et cela sans trucages. Mais un reste de réalisme l'empêcha de se livrer, il se contenta de prendre le visage de Viviane entre ses mains et de l'embrasser sur le front, et il partit en courant tandis qu'elle suffoquait de rage. Il arriva au lycée à une heure inhabituelle, et en profita pour se renseigner sur Kim au secrétariat, où on lui donna de mauvaise grâce l'adresse de sa mère, et le numéro d'urgence qu'elle avait laissé (un vague cousin habitant Bordeaux même). Elle faisait du sport ce matin-là; elle l'aperçut alors qu'elle finissait un 60 mètres, et lui fit un signe joyeux de la main; son corps dont il n'ignorait plus rien était moulé dans un fuseau acrylique, et il ne sut si l'éblouissement qu'il ressentit était dû au soleil ou à sa passion. Il ne la revit pas de la journée, malgré ses efforts et les perturbations considérables qu'il créa dans son horaire, mais parvint à l'intercepter à 17 heures. Elle était toute prête à bavarder de nouveau avec lui, et le suivit volontiers vers « leur café ». Mais elle se montra agacée de voir qu'il prenait le chemin de l'hôtel, et décida d'avoir une explication franche. En termes simples (et d'une incroyable crudité), elle lui expliqua ce qu'elle avait pensé de sa performance, et les raisons de sa réticence, qu'il venait de transformer par son insistance en ferme refus. Florent, bien qu'aveuglé par son obsession, était assez intelligent pour comprendre très vite l'erreur qui avait été sienne, et tenter de sauver les meubles. Il la ramena donc au café, et essaya, malgré la douleur qui lui barrait la poitrine, de prendre un ton léger. Imprudemment, il orienta la conversation sur la sexualité en général, et les révélations qu'elle lui fit, en semblant tout trouver naturel, manquèrent l'achever.
Elle lui raconta son histoire, en masquant d'une gaieté factice les souffrances et les larmes que ses abandons lui avaient coûtés; et Florent ne sut jamais à quel point il aurait été facile de gagner la confiance authentique qu'elle n'avait plus accordée à personne, et qui était prête à déborder pour la première figure parentale qui se présenterait. Mais il était bien trop englué dans son désir pour songer à autre chose qu'à se laisser dominer par elle, et ce faisant à la laisser le mépriser. Du coup, la conversation devint technique, elle lui exposa des éléments d'une théorie sexuelle qu'elle semblait avoir construite par une longue pratique expérimentale, allant jusqu'à mener ses amants au bord de la syncope pour connaître leurs limites, à dévorer des livres d'anatomie chinoise et de neurobiologie, et à répéter pendant de longues heures devant sa glace les postures qui stimuleraient l'imagination de ses partenaires. Elle n'avait reculé devant aucune perversion; et Florent n'osa pas pousser très loin ses questions, de peur de découvrir des abysses d'abjection inouïs, et d'apprendre de première main que le gorille était très décevant dans l'étreinte. Malgré ses résolutions, et la crainte et le dégoût qu'il éprouvait (tandis que son corps se tendait d'un désir qu'il trouvait à présent ignoble), il tenta de l'entraîner à nouveau vers un lit. Kim fit semblant d'ignorer ses insinuations, et il parvint à ne pas la supplier. Elle le quitta, sans l'embrasser; et à nouveau il ne réussit à trouver ses mots qu'après qu'elle eut disparu. Alors, en se maudissant de sa faiblesse, il s'en fut vers l'hôtel, où il loua pour un mois la chambre dont il avait gardé un souvenir idéalisé, et qui le stupéfia par son exiguïté, téléphona à Viviane qu'il serait absent pour quelque temps et raccrocha avant qu'elle ait pu le couvrir d'injures. Une nouvelle découverte angoissante attendait Florent; non seulement il était victime d'une érection persistante et douloureuse, priapisme renforcé par les souvenirs qui flottaient autour de lui, mais malgré tous ses efforts, et l'image obsédante des scènes que Kim lui avait décrites, il ne put parvenir à aucun soulagement, et finit par sombrer dans un sommeil lourd, pour découvrir au matin des traces de pollution nocturne ne laissant aucun doute sur la nature de ses rêves, dont il ne put pourtant retrouver aucun fragment. Et sa tension n'était pour autant nullement apaisée. Il tenta de contacter Kim toute la journée du lendemain, finit par appeler sa mère, en prétextant d'un problème scolaire, pour découvrir, comme il aurait pu s'en douter, qu'elle ne suivait que de très loin les péripéties amoureuses de sa fille. Kim semblait introuvable; elle était en fait en train de dispenser à deux adolescents rencontrés l'avant-veille les mêmes extases que celles dont elle l'avait gratifié, quoique avec la supériorité technique que peut apporter un trio, et une absence complète d'investissement affectif qui les laissa fort contents les uns des autres. Cependant, les deux garçons, une fois dégrisés, ne surent que faire de la tendance homosexuelle qui leur avait été ainsi révélée; et leur rencontre avec Kim eut ainsi pour eux, comme pour tant d'autres, des conséquences funestes qu'il n'entre pas dans le propos de cette histoire de détailler. La seconde nuit fut pour Florent pire que la première. Il était à présent réveillé par ce qu'on ne peut appeler autrement que des cauchemars érotiques, d'où il émergeait inondé de sueur et de sperme, et noué par des crampes. Les seules scènes qu'il parvenait à retrouver combinaient des visions sadiques effrayantes à une atmosphère glauque et morbide, et il se souvenait avec une horreur indicible d'avoir joui sur le corps d'un monstre pustuleux et tentaculaire, qui essayait de le dévorer. Il réussit enfin à joindre Kim chez son cousin (qui devait s'avérer parti pour plusieurs mois). Abandonnant toute dignité, il lui décrivit ses nuits, en édulcorant les cauchemars. Elle soupira intérieurement, ayant une terrible impression de déjà vécu (car si elle n'avait pas toujours provoqué un effet physique aussi intense, elle laissait partout derrière elle des cœurs brisés et des corps meurtris), et comme elle était malgré tout touchée par sa détresse, décida de tenter de le soulager. Le malentendu étant total, Florent courait droit au suicide, et l'histoire à une fin prématurée3 Elle entre dans la chambre. Les rideaux sont tirés; l'odeur la prend à la gorge, un mélange de sueur âcre, de tabac froid et d'une composante douceâtre qu'elle ne reconnaît pas, et qui lui lève le cœur. La forme prostrée sur le lit geint doucement. Croyant s'être trompée, elle va refermer la porte, quand il l'appelle, et qu'elle reconnaît sa voix. Elle s'approche, tend la main; il s'y agrippe et l'attire à lui. Elle se débat, il se jette sur elle, ou plutôt en esquisse le geste; il est si faible qu'elle n'a aucun mal à l'éviter. Alors, en pleurant, il balbutie des mots sans suite, puis, vaincu, murmure « Achève-moi ». Kim avait encore du respect pour Florent; elle jugea qu'il venait d'y perdre droit, et envisagea d'abord de le prendre au mot et de le mener à une mort plaisante et rapide, mais n'en eût pas le courage. Elle se raidit, lui cracha : « Finis-toi donc tout seul », et partit sans se retourner. Florent avait acheté des somnifères dans l'espoir d'éviter ses rêves; il n'hésita pas un instant à les briser définitivement. Non, le suicide n'est pas une clause de damnation obligatoire; le lecteur peut continuer à se sentir en empathie avec Florent; Viviane, par contre, risque d'avoir une note élevée à payer… Mais dans cette version, l'histoire a totalement échappé à notre contrôle; ne serait-il pas plus raisonnable d'essayer d'en renouer les fils un peu plus à l'Est ? Le voyageur quittant Apt et se dirigeant vers le Rhône rencontre, ultime ondulation des Alpes qu'il vient de quitter, le massif miniature du Lubéron, qui domine néanmoins la plaine alluviale de ses élégants escarpements recouverts d'une épaisse végétation méditerranéenne. S'il n'a pas avec lui une carte précise des sentiers de randonnée, il risque fort de manquer l'entrée d'un des canyons encaissés que des torrents ont ravinés dans les couches surélevées par les convulsions du tertiaire, et qui zèbrent le flanc sud de profonds coups de griffes. Remontant l'un d'eux, choisi par une association touristique locale pour son pittoresque et signalé de la route par un panneau peu lisible, il s'engagera alors dans un inquiétant couloir, aux murs démesurés, dont le sommet lointain laisse filtrer un jour déclinant, entre les blocs retenus à mi-hauteur par des resserrements d'aspect fragile, et qui menacent de reprendre leur chute à tout instant. Pressant le pas, il ne parviendra sans doute à gagner le plateau qu'à la tombée du soir, et devra se frayer un chemin entre les branches basses des mélèzes, avant de tomber enfin sur le panneau rouge et blanc salvateur indiquant qu'il est bien sur le GR7, et qu'un gîte l'attend à 2h30 de marche (environ).
La nuit tombe vite; il fait frais et un vent vif commence à souffler; notre marcheur prend un rythme soutenu et, fredonnant un air guilleret, il suit le sentier qui se laisse deviner par endroit, mais qui est balisé tous les cinquante mètres par un double trait (le rouge presque invisible maintenant) laissé sur une pierre haute ou sur un tronc mort. La lune se lève à présent, gibbeuse; les bruits du soir ont fait place à de rares hululements; le refuge ne devrait plus être bien loin. À un détour (signalé bien entendu par un quadruple trait), un chemin muletier plonge dans une ombre épaisse. Le voyageur s'arrête : il a cru entendre un appel. Il sort une torche de son sac, fouille les profondeurs, et aperçoit un semis de feuilles blanches, et une forme prostrée et gémissante. Le quart d'heure qui suit est une lutte éprouvante contre la malignité des éboulis et la charge peu coopérative du blessé, qui ne cesse de geindre et s'effondre enfin sur le sentier, en suppliant qu'on aille lui ramasser ses papiers. Après une brève hésitation intérieure, notre Samaritain décide que l'auberge doit être proche, et que sur le plat, il arrivera bien à y amener son nouveau compagnon. Nous ne détaillerons pas les pittoresques méandres du sentier dans sa portion finale (renvoyant le lecteur intéressé à la petite brochure éditée par l'Association des Marcheurs Vauclusiens); d'ailleurs, la lune vient d'être voilée par des nuages bas, et il est grand temps que la promenade se termine. Les sentiers de grande randonnée mènent le touriste par petites étapes, jalonnées de points d'eau, de villages où l'on peut s'approvisionner, et de refuges. Le gîte d'étape connaît de nombreux avatars : ici simple cahute de berger, là ancienne ferme abandonnée, ailleurs encore dépendance aménagée par des propriétaires affables (et bavards), on peut y trouver un abri précaire ou s'y reposer dans un luxe relatif; certains même demandent une réservation préalable. Celui que nos héros viennent d'atteindre est en été le siège d'une animation bourdonnante, sorte d'auberge de jeunesse où l'on vient de toute l'Europe; mais nous sommes en octobre et les rares randonneurs sont d'authentiques sportifs qui ne s'attardent nulle part plus d'une nuit. Il y a donc de la place, et des secouristes compétents qui vont bander la mauvaise entorse que l'inconnu (mais le lecteur a peut-être une idée sur son identité) vient de se faire. Un feu flambe dans la cheminée; la patience du sauveteur improvisé (et la nôtre) va être récompensée : l'homme a touché le fond et ne souhaite qu'une oreille compatissante à qui confier les péripéties peu croyables qui l'ont amené là. Il ouvre sa serviette, étale sur la table les papiers ramassés tout à l'heure, et les classe; et trouve enfin la coupure de journal qu'il cherchait : une photo floue et quelques lignes peu convaincantes. Il va lui falloir toute la nuit pour s'expliquer et tenter d'enrôler la bonne volonté du marcheur; prenons un peu de recul et résumons l'affaire. Le lecteur doit en connaître déjà le début. Mais Kim n'est jamais arrivée jusqu'à la chambre de Florent4 Il l'avait attendue longtemps, puis essayé de la rappeler. Toutes ses tentatives restèrent vaines. Il joua avec des idées de suicide, mais on a vu qu'un choc autrement plus cruel aurait seul pu le pousser à l'acte. Ayant utilisé ses somnifères de manière plus constructive, et bénéficié d'une nuit sans rêves, Florent réussit, à sa propre surprise, à reprendre un peu de son contrôle, et dès le lendemain, retournait au lycée pour une confrontation qu'il pressentait orageuse. On ne put que lui confirmer l'absence de Kim, et la surprise fut si brutale qu'elle lui rendit toute son efficacité matérielle usuelle. Ses fantasmes l'ayant déjà amené à jouer avec des idées criminelles, une enquête n'était pas pour lui faire peur. Et puis, cette quête de Kim pouvait la reconquérir (il évita prudemment d'envisager des hypothèses trop dramatiques). Florent ne dispose évidemment pas de cet angle de vision privilégié. Depuis que Kim a disparu de sa vie, il a bien des fois essayé de la décrire, ou d'expliquer ce qui lui était arrivé; mais les mots, on l'a dit, sont très insuffisants pour une passion comme celle-là, et les détails matériels laissent tous ses interlocuteurs sceptiques. D'autre part, son propre rationalisme l'a amené à douter de ses souvenirs, et aussi à se demander si la terrible crise qu'il avait traversée n'avait pas affaibli ses défenses, le poussant à une quête peut-être chimérique, et dans laquelle il n'a jusque là pu entraîner personne. Seulement, son sauveteur a de bonnes raisons d'être moins méfiant : la photo lui rappelle quelque chose. 1 Littéraire, s'entend; mais
tout récit ne rentre-t-il pas dans cette catégorie ? Le lecteur inquiet par
ce début peu prometteur peut toujours sauter jusqu'à la page
3, si l'histoire veut bien continuer jusque-là … Sinon… 2 Profitons-en pour offrir au
lecteur ce bouquet de parenthèses précoces : ((((( ))))), cueillies chez Salinger. 3 Voulez-vous lire le récit de cette fin
prématurée ? Ou ne préféreriez-vous pas plutôt explorer le
haut Lubéron ? 4 Désirez-vous
savoir pourquoi ? rendez-vous alors page 37 (enfin, si le texte se prolonge
un jour ) |