Introduction
Beaucoup de non-mathématiciens (y compris parmi des gens par ailleurs fort cultivés) semblent penser que l'essentiel en mathématiques a déjà été trouvé depuis fort longtemps, et ce quand ils n'ont pas la vague impression que tout cela a été remis aux premiers mathématiciens grecs (par une semi-divinité telle que Pythagore, probablement) sous forme de théorèmes mystérieux, à apprendre et à utiliser sans espoir de compréhension véritable. Rien n'est plus éloigné de la pratique et des exigences des mathématiciens professionnels, qui d'une part ne se contentent jamais de "résultats", si plausibles semblent-ils, sans en exiger des preuves rigoureuses, et d'autre part savent bien qu'ils n'ont encore exploré qu'une partie infime de leur domaine (lequel, qui plus est, s'accroît sans cesse), sans parler du fait que l'énorme masse de résultats accumulés (et ce de manière exponentielle : il y a eu plus de résultats (importants) publiés depuis 1960 que dans toute l'histoire antérieure des mathématiques) devient de plus en plus désespérement inaccessible à un seul individu : vers 1800, Euler ou Gauss maitrisaient toutes les mathématiques de leur temps, et avaient apporté une contribution essentielle à presque toutes leurs parties ; vers 1900, Hilbert et Poincaré pouvaient encore se tenir informés des derniers progrès dans toutes les branches, mais leurs apports personnels étaient déjà largement spécialisés; actuellement, personne ne peut, même de très loin, dire qu'il maîtrise, ou même seulement qu'il comprend, l'essentiel des activités mathématiques...
Il n'en reste pas moins que certains problèmes sont plus importants que d'autres (du moins, aux yeux des professionnels), et que la gloire attendait (ou attend encore) ceux qui parviendraient à les résoudre. En général, il s'agit de résultats qu'on pense plausibles, mais pour lesquels on n'a pas encore de preuve, et qui portent le nom technique de conjectures (pas toujours, d'ailleurs, pour des raisons souvent anecdotiques, qui seront détaillées ci-dessous). J'ai voulu mentionner ici les plus importantes passées et présentes : le "grand théorème de Fermat" est un bon exemple, qui aura fait rêver des générations d'apprentis (dont votre serviteur) ; j'espère faire un peu rêver aussi, et pourquoi pas susciter quelques vocations...
Problèmes classiques
Les Grecs avaient déjà rencontré quelques-uns de ces problèmes coriaces. En géométrie, par exemple, ils avaient essayé d'obtenir des constructions parfaites (sans approximation) de certaines figures, avec les instruments les plus purs qu'ils connaissaient : le compas et la règle non graduée. Or, s'ils avaient réussi, dans des cas pourtant difficiles, comme la construction du pentagone régulier, ils avaient échoué pour trois problèmes célèbres : la quadrature du cercle, la duplication du cube et la trisection de l'angle. Il fallut attendre le début du 19ème siècle pour qu'une approche rigoureuse de ces difficultés (la théorie des nombres constructibles) devienne possible (et donne la preuve de l'impossibilité des deux derniers problèmes), et 1882 pour que Lindemann démontre enfin que π est un nombre transcendant, ce qui mit fin à tout espoir de quadrature du cercle, comme on le soupçonnait déjà depuis fort longtemps...
La conjecture grecque par excellence, en géométrie, c'est le "postulat d'Euclide" (en fait, il s'agit du cinquième postulat, sur l'existence et l'unicité des parallèles, quoique la formulation originelle en soit un peu différente). Le problème, c'est qu'il est en fait impossible de le démontrer à l'aide des autres axiomes, en dépit de son "évidence": il existe des géométries où il est faux, les géométries non-euclidiennes, découvertes indépendamment au début du 19ème siècle par de nombreux mathématiciens (Bolyai, Riemann, Lobatchewsky, sans parler de Gauss, qui ne voulut pas publier ses résultats à ce sujet de peur d'être incompris...)
Mais l'arithmétique devait s'avérer produire des problèmes d'énoncé plus simple encore, et pourtant aussi plus difficiles à résoudre. Pour des raisons d'origine "mystique", les Grecs s'intéressaient beaucoup à certaines propriétés de divisibilité, telle que celle, pour un nombre, d'être la somme de ses diviseurs (ainsi 6=1+2+3, ou 28=1+2+4+7+14); de tels nombres sont dits parfaits. Depuis Euler, on connait essentiellement tous les nombres parfaits pairs; en revanche, la non-existence d'un nombre parfait impair est toujours une conjecture ouverte, peut-être la plus vieille de toutes...(il faut reconnaître, cela dit, qu'elle semble ne pas devoir apporter grand'chose, ce qui explique peut-être qu'elle résiste toujours). Les propriétés des nombres premiers se sont tout particulièrement révélées riches en conjectures; ainsi, la preuve d'Euclide de leur infinité se généralise facilement à la preuve de l'existence d'une infinité de nombres premiers de la forme 6n+1, ou de la forme 4n+3, mais c'est un beau et profond résultat de Dirichlet, le théorème de la progression arithmétique, que la démonstration (en 1837) de ce que tout le monde conjecturait : si a et b sont premiers entre eux, il existe une infinité de nombres premiers de la forme an+b. Les nombres premiers jumeaux (de la forme (p,p+2), comme 17 et 19, ou 101 et 103) résistent plus encore : personne ne sait démontrer qu'il en existe une infinité, alors qu'on dispose d'une bonne formule "heuristique" (conjecturée mais non démontrée), empiriquement très précise, et qui montre entre autre qu'ils ne sont pas trop "rares". Il en va d'ailleurs de même pour toute une série d'autres "formes": y a-t-il une infinité de nombres premiers de la forme n2+1, ou de la forme 2n-1 (les nombres de Mersenne)? Personne ne le sait.
Pour anticiper un peu, les nombres premiers ont donné naissance à une incroyable abondance de conjectures, y compris (le cas est assez remarquable pour qu'on le mentionne) à deux conjectures fausses proposées par des mathématiciens pourtant exceptionnels : Fermat (peut-être sans trop y croire lui-même) avait conjecturé que les nombres de la forme 22n+1 étaient tous premiers (mais en fait, ce n'est vrai que pour n entre 0 et 4 : 225+1 est divisible par 641, comme l'a remarqué Euler, et la conjecture actuelle est, au contraire, qu'aucun autre nombre de cette forme n'est premier) ; Gauss avait conjecturé une formule d'approximation pour les nombres premiers (le nombre de nombres premiers inférieurs à x est (à peu près) l'intégrale de la fonction 1/ln u, entre les bornes 2 et x) qui s'est avérée correcte, mais il avait aussi pensé qu'elle donnait toujours un résultat un peu trop grand, ce qui est faux (mais personne n'a encore trouvé de contre-exemple; on sait seulement qu'il en existe un < 10350...). La plus célèbre (mais pas nécessairement la plus intéressante) de toutes ces conjectures est l'hypothèse de Goldbach dont nous reparlerons plus bas.
D'autres problèmes importants allaient apparaître après la découverte de l'algèbre. L'école italienne s'illustra en inventant la méthode de résolution des équations du troisième et quatrième degré (et en commençant à voir apparaître la première ébauche de ce qui allait devenir les nombres complexes, un bon exemple de la façon dont la résolution de ces problèmes ouvre souvent des portes mathématiques insoupçonnées). Mais personne ne sut généraliser ces méthodes aux équations de degré plus grand (sauf dans certains cas particuliers), et vers la fin du 18ème siècle, certains mathématiciens commençaient à soupçonner qu'il y avait là une difficulté insurmontable. Presque simultanément, deux jeunes mathématiciens de génie, Abel et Galois, allaient montrer d'où venait la difficulté, et prouver qu'en effet la résolution (par radicaux) de ces équations était impossible, tout en ouvrant la voie à l'algèbre moderne, et à de nouvelles théories, dont celle des groupes.
Quant aux équations ne mettant en jeu que des entiers (étudiées par Diophante, qui avait résolu, par exemple, l'équation "des triplets pythagoriciens", x2+y2=z2), leur difficulté est autrement redoutable. La plus célèbre d'entre elles généralise l'équation précédente : Fermat, le plus grand mathématicien amateur (il était magistrat à Toulouse) de tous les temps, avait noté dans la marge de son exemplaire de Diophante que l'équation xn+yn=zn n'avait pas de solution pour n>2, et qu'il avait une preuve "vraiment merveilleuse" de ce résultat (trop longue pour tenir dans la marge). On sait à présent (depuis que l'ensemble de ses lettres a été retrouvé) qu'en fait, il devait s'être rendu compte d'une erreur dans cette preuve, mais durant des siècles (stimulés au début par le désir de retrouver la preuve perdue), les plus grands mathématiciens se sont cassé les dents sur cette équation (Euler a démontré qu'elle n'avait pas de solutions pour n=3 ou 4, Gauss a refusé de "perdre son temps" dessus, etc.) et il fallut d'énormes progrès mathématiques (que la conjecture, au demeurant, avait souvent stimulés, comme lorsque Kummer inventa les "nombres idéaux" pour la résoudre pour n≤100, à l'exception de 37, 59 et 67) pour que finalement, Wiles la démontre en 1995 (après un faux départ en 1993). C'est ainsi que le "grand théorème de Fermat" (en anglais, le "dernier théorème de Fermat"), qu'on aurait plutôt dû appeler la "grande conjecture de Fermat", s'appelle désormais (et définitivement) le "théorème de Fermat-Wiles". On peut remarquer au passage que les généralisations de l'équation de Fermat sont également coriaces : Euler était par exemple fermement convaincu (s'inspirant sans doute de la curieuse coïncidence qui fait que 33 + 43 + 53 = 63, et raisonnant par analogie) de ce que l'équation x4 + y4 + z4 = t4 n'avait pas de solutions entières: il a fallu l'aide d'ordinateurs pour qu'on découvre vers 1988 que 4145604 + 958004 + 2175194 = 4224814. Et d'autres équations presque aussi célèbres sont peut-être encore plus difficiles : la conjecture de Catalan affirme que les deux seules puissances consécutives sont 8 et 9 (c'est-à-dire que l'équation xm = yn + 1 a pour seule solution (non triviale) x=3 et y=2); elle n'a été démontrée qu'en 2003. Bien d'autres résistent encore; la plus simple étant peut-être l'équation "des fractions égyptiennes": il faut montrer que pour tout n>1, il existe (au moins) une solution entière à l'équation 4/n = 1/x+1/y+1/z, et malgré quelques progrès récents, c'est toujours une conjecture...
Il convient peut-être de mentionner ici pour conclure le plus célèbre des problèmes diophantiens antiques (au sens usuel que l'on donne généralement au mot "problème", à savoir la résolution effective de telles équations), celui connu sous le nom de "problème des bœufs du Soleil", une énigme due à Archimède, et demandant de trouver la taille d'un troupeau satisfaisant à de nombreuses conditions artificielles. Il n'a été étudié correctement qu'au 19ème siècle, et les nombres qui interviennent dans la solution sont si énormes qu'on ne peut les calculer (et même les écrire) qu'à l'aide d'ordinateurs, comme cela est exposé dans cet article (en anglais) d'Ilan Vardi ; malgré tout son génie, Archimède ne l'avait sûrement pas résolu, et il est déjà étonnant qu'il ait deviné qu'on pouvait le faire...
Le 18ème siècle, l'âge d'or des mathématiques, allait voir apparaître de nouvelles sortes de problèmes, dont nul n'avait encore pensé qu'ils pouvaient même être posés. D'abord, les méthodes nouvelles de l'analyse, qui permettaient de résoudre facilement des problèmes séculaires (de détermination de maximums, ou de calcul de surfaces et de volumes), avaient amené à toute une série de nouveaux défis, tel celui de déterminer le toboggan permettant la descente la plus rapide, ou celui, posé à Euler (qui y gagna une forte récompense) par les vignerons suisses après une récolte exceptionnelle, de trouver la meilleure forme possible pour un tonneau. Mais des questions d'apparence peu mathématique faisaient aussi leur apparition ; ainsi, Euler, après sa solution triomphale du problème des ponts de Königsberg, avait découvert la formule portant son nom sur le nombre de sommets, d'arètes et de faces d'un polyèdre (S + F = A + 2) et en avait donné une démonstration (mais elle devait s'avérer imparfaite, et sa réparation allait donner naissance à de nouvelles et importantes techniques); un siècle plus tard, un cartographe, Guthrie, buta sur le "théorème des quatre couleurs" (qui affirme que toute carte plane peut être ainsi coloriée, avec la contrainte que deux pays ayant une frontière commune aient des couleurs distinctes); après une célèbre preuve erronée de Kempe (qui mit 11 ans à être corrigée), il faudrait attendre 1977 (et des ordinateurs) pour qu'une démonstration complète en soit donnée. La conjecture la plus célèbre datant de cette époque reste cependant l'affirmation, proposée par Goldbach dans une lettre à Euler, selon laquelle "tout nombre pair >2 est somme de deux nombres premiers" (une remarque qui aurait pu être faite bien plus tôt, cela dit), elle allait s'avérer étonnamment difficile à même aborder: plus de deux siècles plus tard, le meilleur résultat de ce type est que tout nombre pair est au plus somme de 4 nombres premiers...
Mais les grands problèmes ouverts de cette époque (les démonstrations du théorème fondamental de l'algèbre, qui dit que tout polynôme s'annule pour au moins une valeur complexe, ou de la formule de réciprocité quadratique) allaient presque tous être résolus par Gauss, peut-être le plus grand mathématicien de tous les temps, tandis qu'il ouvrait une série de nouvelles conjectures (telle que le "théorème des nombres premiers").
Conjectures modernes
Il est un peu plus difficile de retracer l'histoire des conjectures au 19ème et 20ème siècles pour le lecteur non mathématicien, parce que, comme on va le voir, même leur énoncé est généralement incompréhensible sans de solides connaissances, allant souvent bien au-delà du second cycle universitaire. L'hypothèse de Riemann joue pourtant un rôle à part, par son importance inattendue dans de nombreux domaines, et par sa résistance obstinée à des efforts colossaux. La fonction zêta de Riemann, définie comme le prolongement d'une série assez simple: zêta (s)=1+1/2s+1/3s+1/4s+..., est liée aux nombres premiers (comme Euler, qui avait déjà commencé à l'étudier, s'en était rendu compte); Riemann a montré comment exploiter les propriétés de cette fonction pour obtenir des informations plus fines sur la répartition des nombres premiers. Mais il a buté sur une difficulté inattendue: il est extrêmement difficile de déterminer où elle s'annule (ce qui est pourtant nécessaire pour pouvoir obtenir les résultats souhaités), et il n'a pu que conjecturer l'hypothèse qui porte son nom (et qui dit que les zéros (non réels) sont tous situés sur la droite Re(z)=1/2); comme on le verra, 150 ans plus tard, ce n'est toujours pas démontré, et l'importance de ce résultat n'a fait que croître, tandis qu'il était confirmé "expérimentalement" (par ordinateur) jusqu'aux premiers milliards de zéros (ce qui, bien entendu, non seulement ne constitue pas une preuve, mais ne permet même pas une utilisation pratique pour les nombres premiers auxquels on s'intéresse, car ceux-ci ont désormais plusieurs centaines de chiffres).
Les énormes progrès des mathématiques au 19ème siècle avaient évidemment donné naissance à autant de conjectures ; au congrés mathématique de 1900, à Paris, Hilbert (le plus grand mathématicien allemand de l'époque, et qui n'avait comme vrai rival international que Poincaré) proposa une liste de 23 problèmes, qu'il estimait devoir constituer un défi stimulant pour le 20ème siècle. À une ou deux exceptions près, sa liste s'est révélée étonnamment prophétique : d'abord, la plupart des mathématiciens contemporains estiment qu'il n'a oublié que peu de problèmes ayant eu une réelle importance (le théorème de classification des groupes simples, dont nous reparlerons, étant probablement son oubli le plus sérieux, mais on ne pensait même pas, en 1900, que quelque chose de ce genre existait) ; ensuite, presque tous ces problèmes se sont avérés coriaces à souhait, et ont demandé une bonne partie du siècle pour être résolus, quand même ils l'ont été (l'hypothèse de Riemann en faisait partie, et on a vu qu'elle résiste toujours).
Mais la plus grande surprise de l'histoire des mathématiques allait venir de l'un de ces problèmes (le deuxième), à l'énoncé d'aspect innocent, demandant une preuve rigoureuse de la non-contradiction de l'arithmétique (plus techniquement, une preuve de ce qu'une chaîne de démonstrations, n'utilisant que les règles logiques et arithmétiques les plus simples, ne peut jamais se terminer par 0=1). En 1931, Gödel démontra que la chose était impossible, ouvrant la voie à toute une série de résultats d'impossibilité analogues (Turing montra en 1935 qu'on ne pouvait jamais savoir, en général, si un programme tournant sur un ordinateur s'arrètera un jour ou non, Matijasevic construisit en 1970 un polynôme à plusieurs variables dont on ne peut pas savoir s'il possède des solutions entières ou non, etc.) et créant une brèche dans une des plus célèbres professions de foi d'Hilbert (faite, justement, au congrès de 1900) : "En mathématiques, il n'y a pas de ignorabimus : nous devons savoir ; nous saurons."
D'autres parmi les 23 problèmes allaient également recevoir une solution que l'on peut juger décevante : l'hypothèse du continu (qui affirme qu'il n'y a pas d'ensemble strictement "plus grand" que les entiers et strictement "plus petit" que les réels), sur laquelle Cantor s'était littéralement épuisé, fut démontrée indécidable (c'est-à-dire qu'on peut la prendre sans danger comme nouvel axiome, ou prendre l'axiome opposé) par Gödel (montrant qu'elle n'entraînerait pas de contradiction), puis par Cohen (montrant que son opposé n'entraînerait pas de contradiction non plus).
C'est une bonne occasion de parler d'un fait nouveau, typique des mathématiques du 20ème siècle : l'apparition de résultats peu satisfaisants, soit parce qu'ils contredisent gravement l'intuition (mais cela ne choquera que les non-mathématiciens), tel le paradoxe de Banach et Tarski, qui montre qu'on peut découper une boule pleine en 5 morceaux, les déplacer, et les recoller pour obtenir une boule pleine d'un volume différent de la première (mais, bien sûr, la forme des morceaux est littéralement inimaginable ; il n'y a aucun espoir d'exploiter physiquement ce résultat...); soit parce qu'ils montrent (malgré l'affirmation énergique de Hilbert) qu'"on ne saura jamais" si telle ou telle chose est vraie (et depuis Gödel, on peut toujours se demander si la résistance obstinée de certaines conjectures n'est pas due à leur indécidabilité; c'est le thème de l'amusant petit livre de Doxiadis, Oncle Petros et la conjecture de Goldbach); soit enfin parce que leur démonstration n'emporte pas vraiment la conviction, pour une raison ou une autre : on a déjà vu que le "théorème des quatre couleurs" avait été démontré par ordinateur, c'est-à-dire qu'une technique de réduction (difficile, mais ne posant pas de problème de principe) montre que toute carte peut être simplifiée jusqu'à un certain type de base, qu'il ne reste plus qu'à colorier. Mais il s'avère qu'il y a près de 2000 types distincts possibles; le contrôle complet par ordinateur de cette liste prend plusieurs dizaines d'heures, et il est clair qu'aucun être humain ne pourra donc jamais lire la démonstration complète ; dans ces conditions, quelle confiance peut-on accorder à une telle preuve? Dans un genre un peu différent, les groupes finis peuvent se décomposer (un peu comme les molécules) en "atomes", les groupes simples, dont une petite liste infinie, mais régulière (analogue aux polygones réguliers), et bien connue depuis le début de la théorie (vers 1830), se complique par quelques groupes dits "sporadiques", dont certains furent découverts à la fin du 19ème siècle, et d'autres tout au long du 20ème. La liste de ces exceptions (au nombre de 26) est-elle actuellement complète ? C'est ce que prétend le théorème de classification, dont la démonstration fut achevée en 1983...mais l'est-elle vraiment ? Cette démonstration, œuvre collective d'une centaine de mathématiciens, et qui prend plus d'une dizaine de milliers de pages (si, si, vous avez bien lu), dont certaines produites par ordinateurs, peut-elle inspirer confiance (surtout quand on sait que, dans une première version, l'un des groupes avait été oublié)? Un exemple similaire est la toute récente preuve par Hales de la conjecture de Kepler (l'astronome; elle prétend qu'on ne peut pas mieux empiler des sphères que par la méthode bien connue des marchands d'oranges, et sous son allure triviale, elle est horriblement difficile à aborder) : sa démonstration fait 300 pages très denses, personne ne veut vraiment la vérifier, et, de guerre lasse, il vient de se lancer dans la construction d'un projet de vérification automatique par ordinateur, qui, estime-t-il, devrait lui prendre une décennie..
À l'orée du 21ème siècle, où en sommes-nous? Aucun nouvel Hilbert n'ayant voulu s'engager dans l'énoncé d'un programme de recherche, c'est sous la pression d'un industriel amoureux des mathématiques, M. Clay, qu'une liste de sept problèmes dits "du millénaire" a été créée par un collectif de mathématiciens, et que la fondation Clay a offert des prix (d'un million de dollars, ce qui n'est pas à négliger, mais les mathématiciens travaillaient souvent depuis fort longtemps sur ces problèmes, sans autre espoir que celui de les résoudre, et de voir ainsi leur nom leur être attaché...)
De ces sept problèmes, nous avons déjà rencontré l'hypothèse de Riemann ; la conjecture de Poincaré est la seule "purement mathématique" qu'on puisse vaguement décrire : elle affirme qu'un objet ressemblant "suffisament" à une sphère de l'espace à 4 dimensions en est effectivement une (en fait, ce résultat est vrai en toutes dimensions; trivial en dimension 3, il est assez dur à démontrer en dimension > 6, et très dur en dimension 5 et 6) ; au moment où fut écrit ce texte (septembre 2004), les vérifications des résutats spectaculaires obtenus par Perelman (il a en fait démontré une généralisation de ce résultat, la conjecture de géométrisation de Thurston) étaient encore en cours, mais la médaille Fields lui a été attribuée en 2006 pour ses travaux, ce qui semble montrer qu'au moins pour la communauté mathématique, la conjecture est tombée (pour l'anecdote, on retiendra que les publications pertinentes ont été faites sur Internet, ce qui ne correspond pas tout à fait aux critères de la Fondation Clay ; de toute façon, Perelman a refusé la médaille Fields, et refusera certainement aussi le prix Clay qui va sans doute lui être prochainement attribué...) ...
Le dernier problème d'énoncé abordable est "P = NP" (en fait, la conjecture, c'est que P est différent de NP) : il s'agit (en gros) de montrer qu'il est essentiellement plus difficile de résoudre un problème que de contrôler sa solution (par exemple, il est long de trouver les facteurs premiers p et q d'un grand entier N, quand tout ce qu'on sait est que N est de cette forme, alors qu'il est très facile, si on nous donne p et q, de vérifier qu'en effet N = pq ; on aura peut-être reconnu là un problème essentiel pour la cryptographie, et plus précisément pour l'algorithme RSA). Plus précisément (mais il est quand même un peu long de donner des définitions rigoureuses, qu'on pourra trouver par exemple en anglais sur le site de l'institut Clay), les problèmes P sont ceux qui, pour un énoncé de taille n (par exemple la factorisation d'un nombre de n chiffres, ou le tri alphabétique d'une liste de n noms) possèdent une méthode de résolution en temps nk où k est une constante (on dit que le problème peut être résolu en temps polynomial), et les problèmes NP sont ceux pour lesquelles, si une solution est donnée, elle est vérifiable en un temps polynomial.
Si ces trois premiers problèmes ne vous ont pas inspiré, je ne vous recommande pas d'aller voir à quoi ressemblent les quatre autres : même leur énoncé (dont voici la version "officielle", telle qu'elle est proposée par le Clay Mathematic Institute) est vraiment incompréhensible (quoiqu'il soit possible de les paraphraser : le problème que pose, par exemple, les équations de Navier-Stokes est de déterminer si, livré à lui-même (mais pas immobile), un fluide parfait conserve indéfiniment un mouvement stable).
Les grandes conjectures sont souvent la pointe d'un iceberg que les mathématiciens commencent déjà à deviner, longtemps avant que la conjecture soit résolue. Ainsi, on peut mentionner que l'hypothèse de Riemann n'est qu'un élément d'une série complexe de résultats, les conjectures de Weil, qu'elle a inspirées, et qui se sont révélées (un peu, mais à peine) plus faciles à démontrer (elles l'ont été par Pierre Deligne, en 1970); d'autres prolongements du théorème de Fermat (entre autres), presque tous conjecturaux encore, forment qu'on appelle le programme de Langlands, qui semble bien devoir devenir un des grands thèmes de recherche du 21èmesiècle, mais qui est, là encore, quasiment impossible même à simplement décrire pour le profane...
Il ne faudrait cependant pas en déduire que les problèmes d'énoncé simple (en dehors de ceux mentionnés plus haut) sont tous devenus faciles à résoudre : nous concluerons cet article par deux exemples amusants ; d'abord, une conjecture moderne élémentaire à exposer : le problème dit de Syracuse (connu aussi sous de nombreux autres noms) ; il faut montrer que la suite obtenue en partant d'un entier quelconque, puis en passant de n à 3n + 1 si n est impair, et à n/2 si n est pair (par exemple, en partant de 25, on obtient successivement 76, 38, 19, 58, 29, 88, 44, 22, 11, 34, 17, 52, 26, 13, 40, 20, 10, 5, 16, 8, 4, 2, 1) se termine toujours en 1, quel que soit le point de départ. Après beaucoup d'essais (par ordinateur, évidemment) et d'études partielles, on n'a guère avancé dans sa résolution. Les mathématiciens "sérieux" tendent aujourd'hui à penser que ce problème précis n'est pas très intéressant (ils disent "fécond"), c'est-à-dire qu'il ne donnera pas naissance à beaucoup de nouveaux résultats, mais sait-on jamais ? Et par ailleurs, on a de bonnes raisons de penser que c'est vraiment un problème difficile, allant de l'opinion de Erdös, le plus grand expert en conjectures du 20ème siècle, qui estimait que les mathématiques n'étaient pas encore prêtes à s'y attaquer, jusqu'à un résultat inattendu de Conway, autre formidable mathématicien, et qui l'a un peu généralisé pour en faire un problème insoluble (au sens de Gödel)...
Et pour finir, un exemple d'un problème (au sens où on ne connait pas la réponse) : Maman Ver de terre veut recouvrir son rejeton (qui mesure une longueur de une unité) avec une couverture (convexe : elle ne peut présenter de trous ou d'angles dépassant 180°) qu'elle ne peut que déplacer, et elle veut qu'il soit complètement recouvert quelle que soit la forme courbée qu'il ait choisi pour s'endormir. Quelle forme doit-elle donner à sa couverture pour que celle-ci ait la plus petite surface possible ? Voici les meilleurs résultats connus, mais ces valeurs ne sont sûrement pas optimales...
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