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(mes textes)
 

 

 

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Une histoire autoréférentielle

 

 

Ceci est une histoire autoréférentielle, dont le texte anglais est dû à David Moser. Une traduction en avait été donné dans « Thèmes mathémagiques », de Douglas Hofstadter, mais ce livre semble à présent épuisé; en voici donc mon interprétation (en cherchant à la mettre à jour, je suis tombé sur l'essai sur lui-même ("Self-Reference In...") de Christopher Hruska, totalement intraduisible, celui-là, quoique j'essaierai sans doute un de ces jours d'en donner une adaptation).

 

Ceci est le titre de cette histoire, qui apparaît aussi plusieurs fois dans l'histoire elle-même.

 

Ceci est la première phrase de cette histoire. Ceci est la deuxième phrase. Ceci est le titre de cette histoire, qui apparaît aussi plusieurs fois dans l'histoire elle-même. Cette phrase émet un doute sur la valeur intrinsèque des deux premières phrases. Cette phrase sert à vous informer, au cas où vous ne vous en seriez pas encore aperçu, de ce que ceci est une histoire auto-référentielle, c'est-à-dire une histoire contenant des phrases qui se réfèrent à leurs propres structures et fonctions. Ceci est une phrase servant de conclusion au premier paragraphe.

Ceci est la première phrase d'un nouveau paragraphe d'une histoire auto-référentielle. Cette phrase vous présente le héros de l'histoire, un jeune garçon appelé Billy. Cette phrase vous dit que Billy est blond aux yeux bleus et Américain et âgé de douze ans et en train d'étrangler sa mère. Cette phrase commente la nature maladroite des récits auto-référentiels, tout en reconnaissant l'étrange distanciation ludique qu'ils permettent à l'écrivain. Comme pour illustrer ce que vient de dire la phrase précédente, cette phrase nous rappelle, sans aucune facétie, que les enfants sont un précieux don de Dieu, et que le monde est un meilleur endroit grâce aux joies et aux plaisirs uniques qu'ils y apportent.

Cette phrase décrit les yeux exorbités et la langue pendante de la mère de Billy, et fait référence aux sons désagréables et étranglés qu'elle émet. Cette phrase remarque que nous vivons des temps incertains et difficiles, et que les relations, même celles qui semblent profondément enracinées et permanentes, ont vraiment tendance à se rompre.

Est introduit, dans ce paragraphe, la technique des fragments de phrases. Un fragment de phrase. Un autre. Bon truc. Sera réutilisé.

Ceci est en fait la dernière phrase de l'histoire, mais elle a été placée là par erreur. Ceci est le titre de cette histoire, qui apparaît aussi plusieurs fois dans l'histoire elle-même. Un matin au sortir de rêves agités, Grégoire Samsa s'éveilla dans son lit transformé en un monstrueux insecte. Cette phrase vous signale que la phrase précédente vient d'une toute autre histoire (une histoire bien meilleure, il faut le dire) et n'a aucunement sa place dans le présent récit. En dépit des affirmations de la phrase précédente, cette phrase se sent contrainte de vous dire que l'histoire que vous être en train de lire est en réalité « La Métamorphose », de Franz Kafka, et que la phrase à laquelle fait référence la phrase précédente est en fait la seule phrase à sa place dans cette histoire. Cette phrase demande au malheureux lecteur (en proie à la confusion) de ne pas tenir compte de la phrase précédente et l'informe que ce morceau littéraire est en fait la Déclaration d'Indépendance, mais que l'auteur, montrant une négligence extrême (à moins qu'il ne s'agisse d'un sabotage délibéré) a jusqu'ici échoué à inclure ne serait-ce qu'une seule phrase de cet émouvant document, quoiqu'il ait condescendu à en inclure un petit fragment de phrase, à savoir « Quand dans le cours des affaires humaines », enserré entre guillemets près de la fin d'une phrase. Montrant une conscience lucide de l'ennui et même de l'hostilité du lecteur moyen face aux jeux conceptuels inutiles auxquels se sont livré les phrases précédentes, cette phrase nous ramène enfin au scénario de l'histoire en posant la question « Pourquoi Billy étrangle-t-il sa mère ? » Cette phrase tente de répondre à la question posée par la phrase précédente, mais échoue. Cette phrase-ci, en revanche, y réussit, en ce qu'elle suggère une possible relation incestueuse entre Billy et sa mère, et fait allusion aux complications freudiennes que tout lecteur astucieux envisagera immédiatement. L'inceste. Le tabou indicible. La prohibition universelle. L'inceste. Et vous remarquez les fragments de phrases ? Bon truc littéraire. Sera réutilisé.

Ceci est la première phrase d'un nouveau paragraphe. Ceci est la dernière phrase d'un nouveau paragraphe.

Cette phrase peut servir soit de début, soit de fin du paragraphe, suivant sa position. Ceci est le titre de cette histoire, qui apparaît aussi plusieurs fois dans l'histoire elle-même. Cette phrase émet de sérieuses objections envers la classe entière des phrases auto-référentielles qui se contentent de commenter leur propre fonction ou leur position dans l'histoire (par exemple les quatre phrases précédentes), sur la base de leur prévisibilité monotone, de leur impardonnable auto-complaisance, et de ce qu'elles ne servent qu'à distraire le lecteur du vrai sujet de cette histoire, qui à ce point semble concerner l'étranglement, l'inceste et qui sait quels autres thèmes délicieux. Le but de cette phrase est de faire remarquer que la phrase précédente, bien que n'appartenant pas elle-même à la classe des phrases auto-référentielles à laquelle elle fait objection, n'en sert pas moins également à détourner le lecteur du vrai sujet de cette histoire, qui concerne en fait la transformation inexplicable de Grégoire Samsa en un gigantesque insecte (en dépit des prétentions vociférées par d'autres phrases ayant de bonnes intentions, mais mal informées). Cette phrase peut servir soit de début, soit de fin du paragraphe, suivant sa position.

Ceci est le titre de cette histoire, qui apparaît aussi plusieurs fois dans l'histoire elle-même. Ceci est presque le titre de cette histoire, qui n'apparaît qu'une seule fois dans l'histoire elle-même. Cette phrase dit à regret que jusqu'ici, le mode autoréférentiel de la narration a eu un effet paralysant sur le progrès de l'histoire proprement dite --- c'est-à-dire que ces phrases ont été si occupées à s'analyser elle-mêmes et à décrire leur rôle dans l'histoire qu'elles ont échoué pour l'essentiel à accomplir leur fonction de communication, de description d'évènments et d'idées qu'on espère voir se fondre en un scénario, de développement des caractères, etc. --- en bref, les véritables raisons d'être de n'importe quelle phrase respectable et travailleuse au milieu d'un morceau de fiction convaincante écrite en prose. Cette phrase fait de plus remarquer l'analogie évidente entre le destin de ces phrases déchirées par leur conscience d'elles-mêmes et celui d'êtres humains affligés par le même sort, et fait remarquer aussi les effets paralysants analogues que produit une autocritique excessive et torturée.

Le but de cette phrase (qui peut aussi tenir lieu de paragraphe) est de spéculer sur le fait que si la Déclaration d'Indépendence avait été formulée et structurée de façon aussi fantaisiste et incohérente que l'a été cette histoire jusque-là, on ne peut dire dans quelle sorte de société libertine et dévoyée nous vivrions maintenant, ou jusqu'à quelles profondeurs de décadence auraient sombrés les habitants de ce pays, jusqu'au point où des écrivains déboussolés et dérangés construiraient des phrases irritantes par leur encombrement et inutilement prolixes qui auraient parfois la qualité discutable voire indésirable de se rapporter à elles-mêmes et même de devenir parfois des phrases sans conclusion ou exhibant d'autres signes de grammaire inexcusablement approximative comme d'inutiles redondances superflues qui auraient presque certainement des effets insidieux sur le style de vie et la moralité de notre impressionnable jeunesse, les amenant à commettre l'inceste ou même le meurtre et peut-être est-ce pour cela que Billy est en train d'étrangler sa mère, à cause de phrases juste comme celle-ci, qui n'ont pas de buts discernables ou d'objectifs clairs et se terminent n'importe où, et même au mili

Bizarre. Un fragment de phrase. Un autre fragment. Douze ans. Ceci est une phrase qui. Fragmentée. Et en train d'étrangler sa mère. Pardon, pardon. Bizarre. Ceci. D'autres fragments. C'est ça. Fragments. Le titre de cette histoire, qui. Blond. Pardon, pardon. Fragments après fragments. Plus fort. Ceci est une phrase qui. Fragments. Sacrément bon truc.

Le but de cette phrase est triple : 1) s'excuser pour le regrettable et inexplicable incident ayant affecté le précédent paragraphe.; 2) vous assurer, vous, le lecteur, que cela ne se reproduira plus, et 3) réaffirmer que nous vivons des temps incertains et difficiles, et que les aspects du langage, même ceux qui semblent profondément enracinés et permanents, ont vraiment tendance à se rompre. Cette phrase n'ajoute rien de substantiel aux sentiments de la phrase précédente, mais fournit simplement une phrase de conclusion à ce paragraphe, qui aurait pu, sinon, n'en point avoir.

Cette phrase, dans une bouffée soudaine et courageuse d'altruisme, tente d'abandonner le mode auto-référentiel, mais n'y parvient pas. Cette phrase essaie à nouveau, mais sa tentative est vouée à l'échec depuis le début.

Cette phrase, dans une ultime tentative d'insuffler un iota de vie dans ce morceau de prose paralysée, fait rapidement allusion aux efforts frénétiques de Billy pour masquer ses traces, suivis par un passage lyrique, touchant et superbement écrit durant lequel Billy se réconcilie avec son père (résolvant ainsi les conflits subliminaux qui étaient évidents pour tout lecteur astucieux), et par une excitante scène finale de poursuite policière durant laquelle Billy est accidentellement tué par un policier inexpérimenté, qui s'appelle (par pure coïncidence) également Billy. Cette phrase, bien que fondamentalement en complet accord avec les efforts louables de la précédente phrase pleine d'action, rappelle au lecteur que de telles allusions à une histoire qui, en fait, n'existe pas encore, ne sauraient servir de substituts au produit authentique, et par conséquent ne tireront pas l'auteur (ce maladroit paresseux) du pétrin où il s'est fourré.

Paragraphe. Paragraphe. Paragraphe. Paragraphe, Paragraphe.
Paragraphe. Paragraphe. Paragraphe. Paragraphe. Paragraphe.

Paragraphe. Paragraphe. Paragraphe. Paragraphe.

Le but. De ce. Paragraphe. Est de s'excuser. Pour son usage gratuit. De. Fragments de phrase. Pardon.

Le but de cette phrase est de s'excuser pour les jeux puérils et gratuits auxquels se sont livrés les deux précédents paragraphes, et d'exprimer notre regret, à nous les phrases plus mûres, de ce que la tonalité de cette histoire soit telle qu'elle ne semble pas capable de communiquer un scénario simple, quoique sordide.

Cette phrase veut s'excuser pour toutes les excuses inutiles figurant dans cette histoire (celle-ci y compris), qui, bien que placées là ostensiblement pour le bénéfice des lecteurs les plus fâchés, retardent simplement, de façon récursivement exaspérante, la suite de la ligne principale de l'histoire, à présent presque oubliée.

Cette phrase manque de faire éclater sa ponctuation tant elle tient à signaler le redoutable impact de l'auto-référence appliquée aux phrases, pratique qui pourrait ouvrir une véritable boîte de Pandore lourde de dangers potentiels ; car si une phrase peut se référer ou faire allusion à elle-même, pourquoi pas une humble proposition subordonnée, et peut-être même cette proposition-ci? Ou ce fragment de phrase? Ou trois mots ? Ou deux ? Un ?

Il est peut-être approprié que cette phrase, gentiment et sans trace de condescendance, nous rappelle que nous vivons en effet des temps incertains et difficiles, et qu'en général les gens ne sont pas assez gentils les uns envers les autres, et que peut-être nous, êtres humains conscients ou phrases conscientes, devrions essayer davantage, plus fortement. Je veux dire qu'il y a quelque chose comme le libre arbitre, cela doit exister, et cette phrase en est la preuve ! Ni cette phrase, ni vous, le lecteur, n'êtes complétement démunis devant les forces sans pitié à l'œuvre dans l'univers. Nous devrions tenir bon, faire face aux faits, prendre notre mère la Nature à la gorge, et essayer plus fort. À la gorge. Plus fort. Plus fort, plus fort.

Pardon.

Ceci est le titre de cette histoire, qui apparaît aussi plusieurs fois dans l'histoire elle-même.

Ceci est la dernière phrase de l'histore. Ceci est la dernière phrase de l'histoire. Ceci est la dernière phrase de l'histoire. Ceci est.

Pardon.